les écoles primaires israélites en alsace au xixè siècle
par Anny BLOCH-RAYMOND
Cet article a été publié par les Archives juives, 39/2, 2e semestre 2006, p.85-95



Hercule Heimann (1830-1902),
Instituteur à Marmoutier de 1849 à 1892, entouré de sa famille (Coll. Pierre Katz)

Au lendemain des décrets napoléoniens de 1808 qui visent à accélérer l'assimilation des Juifs de France, les départements alsaciens abritent plus de la moitié de cette population, 16.155 âmes dans le Bas-Rhin et 9.915 dans le Haut-Rhin. En dehors de Strasbourg (1) et de quelques villes moyennes, les Juifs alsaciens se caractérisent par un habitat rural très dispersé hérité de l'Ancien Régime. Dès ce moment, la préoccupation se fait sentir en haut lieu d'organiser l'enseignement primaire, dit à l'époque "élémentaire" des enfants de confession israélite, devenus de futurs citoyens, et la région se trouve particulièrement concernée.

Non que les enfants juifs y aient été auparavant privés d'instruction. En 1808, dans les 113 localités recensées, 92 % des hommes et 38 % des femmes savent écrire leur nom, le plus souvent en caractères hébraïques (2). Mais cette instruction, qu'elle fût donnée dans le heder par des instituteurs, des rabbins ou des ministres-officiants (hazanim) (3), se limitait en général, en dehors de la religion, à la lecture de l'hébreu, à l'écriture en caractères hébraïques qui servait aussi à noter le yiddish-daitsch, langue véhiculaire du judaïsme alsacien, et aux notions de calcul indispensables au commerce. Par ailleurs, une élite fortunée offrait à ses jeunes des précepteurs qui dirigeaient leur intelligence vers des matières profanes, par exemple l'histoire, la géographie, les sciences naturelles (4).

Quelle que fut leur résidence, les Juifs ont toujours considéré l'instruction comme la base même de la religion, fondée sur la connaissance d'un corpus de textes sacrés qui doit impérativement être transmis de génération en génération. En cela, la tradition juive rencontre la société française qui, passée la "première laïcité" issue de la Révolution française, conçoit la religion comme la base de la morale et l'enseignement, comme l'apanage des cadres religieux des trois cultes reconnus, catholique, protestant et juif. En ce qui concerne les Juifs, le soin de l'organisation des écoles primaires israélites revient tout naturellement aux consistoires. Tout au long du 19ème siècle, l'attachement des familles juives alsaciennes à assurer l'instruction de leurs enfants se manifeste par une fréquentation scolaire importante, le souci d'assurer l'écolage malgré leur pauvreté, le soin mis à entretenir les écoles. Erckmann-Chatrian, se référant a la situation régnant en 1816 dans la commune d'Abreschwiller en Moselle, très semblable à celle des communes alsaciennes, reconnaît cet attachement : "malgré ce qu'il m'en coûte d'avouer, les luthériens et les juifs élèvent bien mieux leurs enfants [que les catholiques]; ils s'en occupent beaucoup plus, ils y consacrent une partie de leur fortune" (5).
Toujours est-il qu'au sortir de l'Empire la situation reste insatisfaisante au regard de l'impératif de "Régénération" qui anime les consistoires. Aussi ces derniers jouent-ils un rôle moteur sous la Restauration dans la création d'écoles primaires israélites "modernes" (6).

le cadre administratif. le rôle des consistoires

Rappelons brièvement la législation relative à l'instruction primaire, puisque c'est le cadre dans lequel œuvrent les consistoires. Soucieuse que "l'instruction primaire soit fondée sur la religion, le respect pour les lois et l'amour dû au souverain", l'ordonnance royale du 29 février 1816 engage les communes à créer une école là où il n'en existe pas : elle est complétée par une "Décision relative aux écoles primaires du culte israélite" du 18 mai 1816, sur requête du Consistoire central anxieux notamment de savoir si les écoles israélites seront "aux frais des communes" (7). Malgré une réponse négative, le Consistoire exhorte les consistoires de province à pourvoir à l'établissement des écoles, fort de l'assurance donnée par l'ordonnance du 29 juin 1819 (art. 3, § 4) que "les dépenses d'instruction religieuse et des écoles primaires qui après avis du Consistoire central auront été approuvées par l'autorité compétente seront comprises dans les frais de culte mentionnés dans l'article 23 du règlement".

Une bonne décennie plus tard, la loi Guizot du 28 juin 1833 oblige les communes à créer une école de garçons, tandis que chaque chef-lieu de département accueillera une école normale d'instituteurs ; elle stipule en outre que "... le ministre de l'Instruction publique pourra, après avoir entendu le conseil municipal, autoriser à titre d'écoles communales des écoles plus particulièrement affectées à l'un des cultes reconnus par l'État". Autrement dit, les consistoires sont en droit dès lors de demander la communalisation des écoles israélites, statut qui, s'il est accordé, signifie le bénéfice de subventions municipales, mais aussi des astreintes nouvelles : le contrôle des programmes et un recrutement des maîtres conforme aux règles fixées en la matière par les autorités.

Par la suite, la loi Falloux du 15 mars 1850 oblige en outre les communes de 800 habitants et plus à entretenir une école primaire de filles, seuil qui est abaissé à 500 habitants par Victor Duruy en 1867. Quant aux lois scolaires de la IIIe République, elles ne concernent pas l'Alsace, passée sous administration allemande en 1871.

Dès le 10 août 1819, le Consistoire central avait adressé aux consistoires départementaux des instructions qui leur indiquaient où était leur devoir : "Que des écoles primaires s'ouvrent dans toutes les communes où il réside un nombre suffisant d'israélites ; que les enfants des parents indigents soient gratuitement instruits dans ces écoles de leurs devoirs religieux et généralement de tout ce qui est propre à former l'israélite et le citoyen ; qu'enfin l'on inspire aussi de bonne heure à ces enfants le goût et l'amour des arts, des métiers et des professions utiles" (8). Une objurgation faite pour être entendue du consistoire du Bas-Rhin qui estimait dès le 28 mars précédent qu'il fallait "améliorer l'état moral des coreligionnaires de la campagne, instruire la jeunesse, y faire participer les pauvres et faire disparaître la fainéantise" (9).

Ainsi le feu vert est-il donné à des projets formés depuis déjà quelque temps. Après celle de Metz en 1818, de Paris en juillet 1819 (10), l'école primaire israélite de Strasbourg ouvre ses portes en 1820, au terme d'une longue correspondance relative à son financement entre le recteur de l'académie de Strasbourg, pressé de "remédier au honteux abandon où se trouvent les juifs pour le rapport même d'une simple instruction", le préfet du Bas-Rhin et le consistoire (11). La même année 1820 voit la création, également à Strasbourg, d'une école professionnelle, l'Ecole des arts et métiers. Selon un rapport de 1824, l'école primaire de Strasbourg a 70 élèves en 1823 : son ouverture répond donc à un réel besoin. Le rapport insiste sur la nécessité de mettre l'accent sur l'acquisition du français (12).

la situation dans la première moitié du XIXè siècle

Le lancement d'une enquête officielle en 1833, suite à la loi Guizot, permet de faire le point sur la situation des écoles primaires israélites d'Alsace à cette date (13) ; il est en effet prescrit aux inspecteurs d'académie, aux directeurs de collège, aux juges de paix, aux ministres du culte d'établir pour chaque canton un rapport sur les écoles primaires à l'aide de formulaires fournis par l'administration de l'Instruction publique, le tout "dans un esprit de tolérance et de justice"(14).

âce à elle que les deux départements alsaciens réunis comptent alors 35 écoles primaires israélites (15), dont 24 seulement sont réglementaires ; huit, non contrôlées, sont désignées comme "clandestines" par les enquêteurs, en particulier celles de Grüssenheim (16), Guebwiller, Hattstatt et Muttersholtz ; pour les trois autres, le caractère d'école ne peut être clairement établi. Sont considérées comme clandestins les établissements qui ne satisfont pas aux exigences requises concernant le contenu de l'enseignement et la qualification de l'instituteur ; très souvent les maîtres de ces écoles veulent garder le monopole de l'enseignement des enfants juifs et sont hostiles aux nouveaux établissements, dont celui de Strasbourg, qu'ils estiment contraires à la religion. Le nombre des élèves varie beaucoup selon les communes, comme le montrent les quelques chiffres dont nous disposons : 90 élèves à Strasbourg, 82 à Haguenau, 80 à Hégenheim, 40 à Bischheim, 38 à Lauterbourg (17), 30 à Colmar et à Mertzwiller ; les écoles dites clandestines comptent des effectifs moindres : 17 à Lembach, 18 à Soultz, 3 à Langensoultzbach. L'écolage est comme ailleurs à la charge des parents, excepté pour les indigents (18), ainsi que l'entretien des locaux et l'achat de manuels.

A partir des années 1830, les consistoires, appuyés par le Consistoire central, font de gros efforts pour obtenir la communalisation des écoles, de manière à pouvoir transférer à la commune la charge d'une partie du traitement de l'instituteur (la moitié environ), celles du chauffage, de l'entretien ou, éventuellement, de la reconstruction des locaux. Cela se fait au cas par cas, en fonction de l'importance de la population juive de la commune, du niveau de formation des maîtres, de la position du conseil municipal ; nombre d'édiles locaux, hostiles à un supplément de dépenses, préfèrent voir les enfants juifs fréquenter les écoles chrétiennes plutôt que de soutenir les écoles israélites.

Le 14 octobre 1842, lors d'une séance du consistoire du Bas-Rhin (19), M. Samuel souligne "l'état déplorable où se trouve l'instruction primaire dans beaucoup de communes" et propose de préposer un membre du consistoire à l'inspection des 31 écoles concernées. Ainsi, devant le consistoire réuni le 6 février 1843, le grand rabbin Arnaud Aron "se félicite [-t-il] d'avoir trouvé les israélites de la campagne en voie de progrès, de s'être aperçu que depuis dix ans le nombre des écoles s'est sensiblement accru, que le système d'enseignement s'améliore rapidement, que la jeunesse marche vers un meilleur avenir" (20). Le son de cloche est plus nuancé du côté du préfet, imprégné il est vrai de stéréotypes antisémites, en réponse à une enquête confidentielle du sous-secrétaire d'État sur l'influence de l'émancipation : "Elle a créé parmi les juifs une classe moyenne qui s'est promptement dépouillée, du moins extérieurement, des vieux griefs qu'on reprochait avec le plus de raison à un religionnaire, cette classe qui absorbe ce qu'il y a de véritablement intelligent et de disposé au progrès intellectuel dans la classe inférieure, espèce de lie croupissante dans l'ignorance et nourrissant de vieux préjugés parmi lesquels on retrouve quoiqu'à un degré modifié tous les péchés originels de la nation juive [...]" (21). Et le préfet de continuer en soulignant l'avènement en ville d'une classe moyenne bien différente des habitants de la campagne et le fossé grandissant entre villes et campagnes.

Toutefois, réunis le 5 décembre 1861, les deux consistoires lorrains et alsaciens mettent à l'ordre du jour l'établissement d'écoles israélites communales dans toutes les communautés d'une certaine importance (22). Preuve qu'elles n'en sont pas encore toutes pourvues à cette date.

du heder à l'école communale : les maîtres

Le terme d'instituteur israélite est ambigu. Tantôt il désigne un enseignant de religion, comme il ressort des annuaires de l'administration allemande de l'époque où presque tous les cantor (ministre officiant) sont qualifiés de lehrer (instituteur). Tantôt il fait référence à un enseignant de matières profanes dans une école primaire israélite contrôlée. Les deux qualités peuvent éventuellement être réunies en une seule personne. Dans la pratique de l'Ancien Régime la distinction entre rabbins et instituteurs était assez floue : l'un restait instituteur toute sa vie, faute de trouver un poste cultuel, l'autre passait d'un poste d'instituteur à un rabbinat, les rabbins les plus compétents devenant enseignants d'une yeshiva, école talmudique supérieure. Cette situation, qui perdure au début du 19ème siècle (23), s'efface au fur et à mesure que les maîtres formés dans les écoles normales d'instituteurs prennent le relais de l'ancien système.

Les premières écoles normales d'instituteurs de France ouvrent à Strasbourg et à Colmar dès 1833. Un système de bourses vient aider les élèves-maîtres à partir de 1842 mais leur nombre est très insuffisant (24). De surcroît, les élèves-maîtres juifs de Strasbourg sont longtemps défavorisés par rapport à leurs condisciples chrétiens, l'emploi du temps ne prévoyant pas de plage pour leur permettre de pratiquer, encore moins d'étudier, leur religion. Une situation dénoncée en 1843 par le rabbin de Mutzig, Juda Moïse Nathan, qui déplore en même temps la difficulté rencontrée pour assurer dans toutes les communes un enseignement religieux de qualité à la population juive (25).

Une instruction religieuse ne sera dispensée qu'en 1859 dans les murs de l'école normale par un enseignant du lycée impérial de Strasbourg, Mr Ulmann (26). Il est vrai que les anciens élèves de l'Ecole centrale rabbinique de Metz en fonction depuis 1830, formés aux disciplines profanes au niveau du baccalauréat, deviennent très souvent instituteurs ; les exemples abondent aussi de ceux qui obtiennent le diplôme rabbinique au grade de grand rabbin et prennent en début de carrière un poste d'instituteur ou de directeur d'école en attendant un poste cultuel (27). D'autres encore, sans passer par les écoles normales ou l'Ecole rabbinique, obtiennent un brevet de capacité universitaire. En 1851, le recensement dénombre 96 instituteurs israélites en activité, ce qui est loin d'être négligeable : 70 dans le Bas-Rhin et 26 dans le Haut-Rhin ; une très petite proportion, six en tout, est d'origine bavaroise, allemande, polonaise, ou de Bohème ; sept sont aides-instituteurs, trois seulement instituteurs privés, et deux également ministres officiants (28).

Selon l'enquête de 1833, les instituteurs sont engagés par la communauté pour six mois, un an ou deux ans. Certains cependant restent dans le même poste fort longtemps, comme Hercule Heimann, né à Marmoutier en 1830 et instituteur dans cette localité de 1849 à 1892 (29). Ils sont inspectés par les grands rabbins départementaux, comme nous l'avons dit plus haut, et, si l'école est communale, par des inspecteurs d'académie, non sans friction quelquefois : le ministre-officiant et maître de l'école juive d'Uffholtz, Moïse Beyersdorf, est sermonné par le grand rabbin de Colmar, Simon Cahen, pour s'être mal conduit pendant l'inspection du 23 décembre 1853 et doit envoyer ses excuses à l'inspecteur (30). Cas de figure contraire, celui de l'instituteur de Muttersholtz, ancien élève de l'école normale de Colmar, en conflit avec le rabbin de Muttersholtz, Marx Ulmo, qui prétend le forcer à interdire à ses élèves d'étudier les matières profanes tête nue : il en appelle au recteur de l'académie de Strasbourg, qui lui donne raison (31).

Leur rétribution, fondée sur l'écolage, donc sur le nombre de leurs élèves, est très variable : "le montant de la rétribution scolaire [en 1833] est [...] plus forte dans les villes qu'à la campagne, plus élevée dans les écoles israélites que dans celles des autres confessions" (32). L'écolage, supérieur à celui exigé dans les écoles chrétiennes (33), est lui-même variable : 1,40 franc par mois pour les "grands" à Bischheim, 1,50 franc pour les garçons et 1 franc pour les filles à Durmenach, 3,50 francs pendant dix mois à Altkirch.
Le salaire minimum d'un instituteur est fixé par la loi Guizot à 200 francs par an, somme qui n'est dépassée ni à Biesheim, ni à Soultz, ni à Wissembourg, ni à Struth ; les instituteurs peuvent en revanche être nourris à la table des parents d'élèves riches, selon la coutume ancienne du plate essen (34).
Dans les décennies 1850 et 1860 encore, c'est toujours 200 francs que touche au titre de l'enseignement le vieux ministre officiant et instituteur libre Léopold Moch, exerçant à Kutzenhausen pour huit familles seulement : la totalité de ses revenus, tirés du culte et de l'enseignement, se monte à moins de 400 francs par an en 1866, et, après sa retraite de ses fonctions cultuelles, à 200 francs en 1868 et 1870 (35).
À Strasbourg cependant le salaire des instituteurs va de 800 à 1000 francs, l'école israélite y étant subventionnée par le comité de l'école, en sus de l'écolage de 1,40 franc pour chaque élève payant.

le programme : de la théorie à la pratique

L'enseignement est axé prioritairement, comme dans toutes les écoles élémentaires de France, sur l'acquisition de la langue française, destinée en l'espèce à remplacer le yiddish-daitsch (judéo-alsacien), dit "hébreu corrompu". A Colmar, des moniteurs surveillent les enfants jusque dans les rues pour les obliger à parler français (36). Le programme comprend aussi l'étude de l'allemand, avec traductions fréquentes du français en allemand et vice-versa, et l'étude de l'hébreu, des rudiments d'histoire et de géographie et, parfois, de dessin linéaire.

Mais la mise en pratique de ce programme se heurte à de nombreux obstacles : insuffisance du nombre des maîtres convenablement formés, ignorance ou mauvaise volonté d'instituteurs dont certains ne savent pas le français et mal l'allemand et l'hébreu, ou s'insurgent contre la trop grande importance prise à leurs yeux par les matières profanes au détriment de l'étude du Talmud, manque de discipline, horaires irréguliers, rareté des manuels en français, mauvais vouloir et pauvreté des parents qui refusent d'acheter ces manuels. On ne trouve généralement dans les classes qu'un abécédaire allemand, rarement en trois langues comme à Bergheim, en 1833, un abrégé de la Bible, des tables de calcul ; "[...] les tableaux de lecture allemande et française que l'administration a fait parvenir à toutes les écoles sont loin d'être utilisés partout ou seulement utilisables" (37). Une grammaire française est considérée comme un accessoire de grand luxe. Notons que le livre de lecture, soit en allemand soit en français, est une vie de Mendelssohn rédigée par l'inspecteur Cottard (38).

L'enquête de 1833 souligne la disparité des résultats : excellents dans le comté de Ferrette et particulièrement à Durmenach où l'on enseigne le français, l'histoire et la géographie, les deux grammaires, ils font ailleurs l'objet d'un constat sévère. Selon l'inspecteur, à Langensoultzbach "les enfants n'apprennent rien de ce que le citoyen français doit savoir»,
et "si l'on excepte les écoles de Wissembourg et de Niederbronn, on peut dire que les autres ne méritent point le nom d'écoles. On n'y enseigne que la lecture et l'écriture de l'hébreu et même dans cette langue on fait peu de progrès, on lit mal sans connaître les règles de grammaire" (39).
La régularité des cours et la discipline laissent aussi parfois à désirer, mais, globalement, le nombre de bonnes classes est élevé, plus élevé que dans les écoles chrétiennes.

une amélioration à plusieurs vitesses

Le lent et inégal processus de communalisation des écoles israélites amène peu à peu une nette amélioration, mais la situation reste très contrastée en milieu rural, l'obtention du statut d'école communale étant subordonnée, entre autres paramètres déjà évoqués, à la présence d'un ministre officiant salarié par l'Etat, qui soulage d'autant les finances de la commune et de sa communauté juive. C'est toute une stratégie, bien exposée dans une lettre du rabbin de Wissembourg à propos de la communauté de Mertzwiller, forte de 220 âmes, désireuse d'avoir son école communale israélite : elle aurait plus de chance d'avoir satisfaction, écrit-il, en pourvoyant la synagogue d'un ministre officiant qui ferait aussi office d'instituteur et en obtenant que le ministre officiant soit payé par le Trésor (40).

L'école de Marmoutier est communalisée en 1835, celle de Bischheim, ouverte en 1835, en 1844 (41), celle de Schirrhofen, ouverte dès 1814, l'est en 1847, celles de Surbourg et de Lauterbourg en 1853, plus de dix ans après la demande, celle de Saverne en 1857, celle de Struth, en 1862 , celle de Kolbsheim, en 1866.

Parallèlement, les locaux s'améliorent, les salles insalubres font place à des salles bien aérées, des écoles nouvelles sont construites. Simon Bloch, rédacteur en chef des Archives israélites, se félicite en 1865 des progrès accomplis depuis 1835 ans dans son école de Reichshoffen : le heder de son enfance a cédé la place à une véritable école primaire avec un enseignement qualifié. Le grand rabbin Zadoc Kahn, né en 1839, a fait ses premières armes à l'école de Mommenheim avant de rejoindre à l'âge de onze ans l'école réputée de Bischheim où enseignait le rabbin Isaac Beer, véritable pépinière de futurs rabbins (42).

et les filles ?

En milieu ashkénaze l'étude de l'hébreu est fermée aux femmes mais une littérature en yiddish s'est développée à leur intention, preuve qu'elles ne sont pas, ou pas toutes, illettrées. Rappelons qu'en 1808 - plus de 40 ans avant la loi Falloux - 62 % des femmes juives en Alsace savent écrire leur nom, au moins en caractères hébraïques, proportion toutefois bien inférieure à celle des hommes (43).

Dès avant 1820 le recteur de l'académie de Strasbourg s'étonne qu'il soit question de ne créer qu'une seule école israélite dans la ville, pour les garçons : "Ne faut-il pas répandre dans les deux [sexes] l'amour du travail ?" ; convaincu du rôle des mères dans la transmission aux enfants des habitudes, de la langue, des connaissances, il conclut : "je croirais essentiellement utile d'établir autant une école de filles qu'une école de garçons et de donner dans la dernière de très bonnes leçons dans tous les ouvrages de femmes" (44).

L'enquête de 1833 souligne l'insuffisance de l'instruction des filles. Même dans les grandes villes comme Haguenau et Strasbourg, il n'existe pas pour elles d'écoles spécifiques, alors que, conformément à l'air du temps, les filles ne sont que très rarement admises dans les écoles de garçons. Rares sont les localités comme Kolbsheim, Bischheim et Struth où une école reçoit les enfants des deux sexes (45) ; elles furent admises à l'école israélite de garçons de Bischheim en 1835, à celle de Marmoutier en 1845 (46). Dans bien des cas sans doute, lorsque les parents désirent les instruire, elles suivent les cours des écoles de sœurs, comme cette Rachel Bader, née à Dambach en 1837, dont la famille conserve le "témoignage de satisfaction pour sa bonne conduite et son application" qu'elle reçut de l'école élémentaire supérieure des Sœurs de la Providence de Dambach (47).

L'école israélite de filles de Strasbourg voit le jour plus de vingt ans après les vœux émis par le recteur de l'académie. En 1842 le consistoire du Bas-Rhin demande la création d'une école primaire de filles, d'une salle d'asile (école maternelle) et d'une école de travail pour les filles (48). L'école primaire, gratuite, est ouverte le 9 février 1844 pour 42 filles ; elles y sont admises dès l'âge de quatre ans. L'objectif est de "voir ces jeunes infortunées arrachées à la misère et au vice" (49). Les plus jeunes y apprennent la lecture et l'écriture en français, allemand et hébreu ; les plus avancées des notions élémentaires de grammaire française, de géographie, d'arithmétique et s'exercent à la traduction en français et en allemand ; elles reçoivent des cours d'histoire sainte deux fois par semaine et tous les samedis un cours de morale et de religion ; selon le rapport d'inspection des membres du comité de l'école, M. Ennery, chargé de ces cours,"s'applique à mettre à la portée de ces jeunes intelligences les sublimes paroles de l'Écriture et à développer dans leur cœur le sentiment religieux si nécessaire aux femmes". Elles doivent aussi se perfectionner dans les ouvrages d'aiguille et, au sortir de l’école, être placées en apprentissage pour un métier de leur choix.

L'école bénéficie d'une subvention de 400 francs de la Ville et du soutien du grand rabbin Arnaud Aron, son financement étant essentiellement assuré par les grandes familles juives éclairées de l'époque : les Créhange, Bamberger, Ratisbonne, la branche Rothschild de Francfort, dont les femmes se sont érigées en Comité des dames pour s'occuper de l'administration (50). Les dépenses de personnel atteignent moins de 1000 francs par an. Dès la création de l'école, le Comité des dames signale l'insuffisance des moyens de l'institutrice (51). À peu près à la même époque, l'ordonnance de 1844 (52) organise pour toute la France l'enseignement de la religion pour les filles dans le cadre cultuel et à égalité avec les garçons, sanctionné par une cérémonie de l'initiation à la synagogue, mais ce texte est très inégalement appliqué en Alsace.

Le retard de l'alphabétisation des femmes juives en milieu rural s'amoindrit donc mais persiste : 63 % d'entre elles entre 1830 et 1840, contre 90 % des hommes, signent leur acte de mariage en cursive anglaise (écriture parfois dite "en lettres latines" qui sert à écrire le français) ; entre 1850 et 1862 la proportion est de 77 % contre 90 % pour les hommes. Dans les villes de Strasbourg et de Colmar par contre les deux sexes sont alors quasiment à égalité sur ce plan (53).

la fin des écoles primaires israélites

Sous le régime allemand (1871-1918), nombre d'écoles confessionnelles sont transformées en écoles multiconfessionnelles pour garçons et filles. Les écoliers juifs soit croisent leurs mains pendant la prière du matin, soit, avec l'accord de l'instituteur, arrivent après celle-ci.
De leur côté, beaucoup de familles aisées envoient leurs enfants dans l'institution de Mme Lemaître à Colmar ou prennent à domicile un précepteur ou une gouvernante capables d'inculquer à leurs enfants l'usage du français avant de les envoyer dans des pensionnats à Nancy, Remiremont, jusqu'à Versailles, à moins qu'elles ne les inscrivent à l'école allemande tout en les dotant d'un précepteur à domicile pour le français - habitude courante en particulier dans les familles d'industriels (54).

Déjà mis à mal avant 1914 par le déclin démographique des communautés rurales (les écoles de Kolbsheim et de Mommenheim, par exemple, ferment dès 1892), le réseau des écoles primaires israélites alsaciennes n'a pas survécu à la Grande guerre ni au retour de l'Alsace à la France où la situation scolaire avait considérablement évolué entre temps, avec les lois scolaires des années 1880 puis la séparation des Églises et de l'État à la fin de 1905. Toutefois, comme on sait, la loi de séparation ne s'appliquera pas en Alsace et l'enseignement religieux y restera obligatoire.

Le réseau scolaire israélite aura donc duré un siècle en Alsace, et il ne faut pas sous-estimer son apport. Il concourt entre autres à l'élévation du niveau des conscrits repérés comme illettrés dans le Bas-Rhin et le Haut-Rhin à la fin du Second Empire (55), et aura étendu l'usage du français dans les communautés alsaciennes.


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