Continuez votre travail entre jeunes. Les vieux vous suivront quand vous aurez réussi. (...) De vos camps, de vos offices en plein air naîtra une synthèse que ne peuvent même pas soupçonner les doctes théoriciens de salon.
Tel fut l'encouragement d'Edmond Fleg à Robert Gamzon après une réunion de personnalités éminentes qui devaient définir les buts du du Mouvement des E.I.F., réunion terminée par l'aveu de leur incapacité de trouver langage commun.
Première Rencontre
Notre première rencontre sera, pour mon avenir juif, d'une très grande importance : A travers une de ses oeuvres. Le livre Pour quoi je suis Juif, vient de paraître. Le comité d'une association de jeunesse de Strasbourg, propose à ses membres comme sujet de concours "Pourquoi je me sens Juif".
Le document que j'ai rédigé n'existe plus. Je ne saurai donc jamais plus pourquoi je me sentais Juif à cette époque. Mais je me souviens très bien que, pour la première fois, j'ai été confronté à question.
Quant à Fleg, voici ce qu'il en disait :
Je suis Juif parce que né d'Israël et l'ayant perdu, je l'ai senti revivre en moi, plus vivant que moi-même.
Je suis Juif parce que la loi d'Israël n'exige de mon esprit aucunes, abdication.
Je suis Juif parce que la loi d'Israël réclame de mon coeur toutes les abnégations.
Je suis Juif parce qu'en tous lieux où pleure une souffrance, le Juif pleure.
Je suis Juif parce qu'en tous temps où crie une désespérance, le Juif espère.
Je suis Juif parce que la parole d'Israël est la plus ancienne et la plus nouvelle.
Je suis Juif parce que pour Israël, le monde n'est pas achevé : les hommes l'achèvent.
Je suis Juif parce que pour Israël l'Homme n'est pas créé. Les hommes le créent.
Je suis Juif parce qu'au-dessus des nations et d'Israël, Israël place l'Homme et son Unité.
Je suis Juif parce qu'au-dessus de l'Homme image de la divine Unité, Israël place l'Unité divine et sa divinité (1).
Il faudra attendre 1942 pour une rencontre effective. J'assisterai à la deuxième partie du Camp de Beauvallon. Castor a choisi le site, proche de la propriété des Fleg, près de Sainte-Maxime, pour qu'Edmond Fleg puisse participer à toutes les activités du camp. Depuis quelques années, Fleg est Président plutôt passif des E.I.F. La guerre le rapprochera du Mouvement pour deux raisons :
La première, générale ; l'antisémitisme, que Fleg croyait impossible en France, et qui l'a cruellement déçu. Et une raison particulière : au début de la Drôle de Guerre, les Fleg ont perdu leurs deux fils, Daniel et Maurice. Ce double et terrible choc les replie sur eux-mêmes, Edmond Fleg négligeant les contacts sociaux et ses activités habituelles.
Un des livres du poète, publié avant la guerre, porte la dédicace : "A mon petit-fils qui n'est pas encore né " (2). Un livre, écrit après Beauvallon, sera dédié " A mon petit-fils qui ne naîtra jamais" (3).
Castor sent qu'en attelant le Président à des tâches concrètes, issues de sa fonction dans le mouvement, il le sortira de sa prostration. Il a deviné juste et, grâce au camp de Beauvallon, grâce aux contacts avec Léo Cohn, Samy Klein, Isaac Pougatch et les jeunes chefs, Fleg comprendra que la voie des E.I. F. est la seule possible pour réagir, à la fois contre sa propre douleur, et envers les problèmes de l'heure. Le Président Edmond Fleg devient Chef Fleg.
Les E.I.F. sont alors venus remplacer dans sa vie et dans celle de Madeleine Fleg les fils qui ne sont plus. Fleg, lui-même, dit un jour : "Vous m'avez donné une troisième paternité".
Vers la fin du camp, Fleg invitera les responsables chez lui, au Vieux Moulin. Pour moi, il était encore un "V.I.P.", abordé avec respect et timidité.
Fleg a laissé toute sa bibliothèque à Paris et, bien entendu, les Allemands ont pillé son appartement. Il est donc dépourvu de toute documentation, ce qui le gêne beaucoup et je lui prêterai le Jüdische Lexikon sauvé de Strasbourg.
Durant la clandestinité, Fleg écrira deux œuvres : La Souffrance d'Israël et Le Chant Nouveau. Le second, édité après la guerre, porte la préface ci-dessous : Quelles sont, dans les ruines du présent, les pierres que peuvent fournir à une reconstruction spirituelle d'Israël et du monde, la tradition et l'esprit d'Israël vus par des yeux d'aujourd'hui ?A mesure que nos rencontres se multiplient, ma gêne disparaît. M. et Mme. Fleg répondront favorablement à notre invitation de visiter la ferme de Taluyers. Ce sera un excellent contact et une véritable fête pour l'équipe de Taluyers.
Nous nous rencontrons régulièrement aux réunions du Consistoire Central, à Lyon. Une de ces réunions doit désigner des responsables pour la jeunesse des villes de la Zone Sud. Gamzon et Fleg proposeront pour Marseille, un agrégé de lettres ayant participé au camp de Beauvallon, marié avec une non-juive. Il décidera à la suite du camp, de retourner au judaïsme. Cette candidature sera violemment attaquée par le grand rabbin Liber, directeur de l'École Rabbinique.
Dans la discussion qui s'ensuit, Fleg ne pouvant pas comprendre que l'on jette l'exclusive sur un homme intelligent et dont il apprécie les qualités et la sincérité, s'emporte et élève légèrement la voix. Après la réunion, nous nous retrouverons dans une brasserie, et Fleg répète navré : "Je me suis emporté, j'ai crié !". Lui, le plus doux, le plus courtois des hommes, n'arrive pas à comprendre son propre comportement.
Le danger croissant, les Fleg iront se cacher à Roanne. Samy Klein passe souvent chez eux pour, à la demande d'Edmond Fleg, le tenir au courant des nouvelles du Mouvement. Son intérêt pour notre travail se manifestera également par des visites à Lautrec et dans les maisons d'enfants, sans oublier le message du Chant Nouveau, reçu régulièrement par l'intermédiaire du Centre de Documentation.
Cet intérêt pour les faits et gestes du Mouvement se poursuivra après la Libération. Fleg s'intéresse en particulier à la maison d'édition des E.I.F., qui s'appellera " Éditions du Chant Nouveau".
Nos rapports deviendront très réguliers. Je prends l'habitude de lui rendre visite pour l'informer de la marche du Mouvement. Cet appartement du quai aux Fleurs sera souvent décrit : ... cet appartement (...) dont les fenêtres s'ouvrent largement sur l'un des paysages de Paris les plus beaux et les plus évocateurs — cette pointe de l'Iile de la Cité, baignée par la douce lumière des rives de la Seine, et encadrée de l'enchantement des arbres fleuris du printemps ou multicolores de l'automne (5).
Lors de mes premières visites, l'appartement est encore bien vide, suite au passage des Allemands. Peu à peu, il se regarnit de ses meublés de style et, en particulier, de la grande bibliothèque dont les Fleg retrouveront la plus grande partie.
Ce n'est pas un hasard que le seul livre écrit sur Fleg rait été par une religieuse catholique. Conscient de la filiation spirituelle entre christianisme et judaïsme, Fleg sera un des fondateurs des Amitiés Judéo-Chrétiennes. Il sait cependant que les chemins des deux conceptions du monde ne se confondent pas :
Rome et Jérusalem se donneront la main ;
Peut-être un jour, avant la fin du monde,
Dieu ne fera qu'un homme avec tous les humains.
Il est trop tôt ! Trop tôt pour qu'il nous soit possible
De marcher vers ce jour par le même sentier :
Adieu, nous gravirons sa cime inaccessible
Par deux routes montant vers un soleil entier (6).
Rencontres en Israël
Les Fleg seront invités par le Kèren Kayèmet LeIsraël à assister à la plantation de la Forêt Edmond Fleg, initiative due aux E.I.F. pour célébrer les quatre-vingts ans de leur Président, à l'emplacement choisi, situé sur la route de Jérusalem, aux abords de Nevé Ilan. Comme le temps est incertain, nous avons prévu un repas dans la belle salle à manger en bois du kibbouts.
Plus tard, Fleg me rappellera souvent cette rencontre, qui lui a laissé un souvenir particulier. D'abord, parce qu'il sait que la forêt lui survivra, et son enracinement est comme le sien propre. Ensuite, parce qu'il se sent en famille, entouré par les E.I.F. ayant fait leur alyia (7) et, en particulier par les membres de Nevé Ilan qui, tous ont été sauvés par les E.I. et orientés vers le Pays.
Dernières Rencontres
Lors de mes voyages en France, je ne manque pas de rendre visite à celui qui est devenu mon ami. Il s'intéresse aux progrès du kibbouts, qu'il connaît d'ailleurs pour l'avoir visité et il s'informe de l'ambiance générale du Pays. Nous parlons des E.I.F. en France. Il réédite, alors, une partie de ses œuvres. Au cours de ces conversations, revient la même question : "Pourquoi vous, qui êtes sioniste et religieux, vous m'accordez votre confiance et votre amitié, alors que vous savez que je ne mets en pratique ni l'un, ni l'autre ?". Vladimir Jankélévitch répondra mieux que je ne pourrais le faire : Edmond Fleg n'était pas simplement un homme de lettres ni uniquement un écrivain. Sans avoir à prêcher, il transformait à sa manière, il convertissait, il irradiait quelque chose, influençait les hommes. Bien qu'il ne fût pas un rabbin miraculeux, qu'il ne fût pas un thaumaturge. A sa manière, il faisait des miracles puisqu'il a même intéressé à la religion juive ceux qui n'avaient pas été élevés dans cette religion. Il a déterminé des départs pour Israël. Bref, il y a en lui quelque chose qui est de la nature du prophète inspiré, bien qu'il ne fût nullement prophète, et ce mot certainement, l'aurait fait sourire (8).
En fait, les écrits de "Chef Fleg", ont dépassé sa pensée, comme les paroles des Prophètes, mises dans leur bouche par Dieu le Créateur.
Ultime Rencontre
Fleg a quatre-vingt neuf ans lorsque je le vois pour la dernière fois, quelques semaines avant sa mort. Il est alité et très faible. Ses mains, aux doigts effilés, reposent sur la couverture. Le sourire d'amitié qui m'accueille restera toujours gravé dans ma mémoire. Je suis d'autant plus inquiet que Madeleine Fleg n'arrive pas à trouver un médecin en ce mois d'août où Paris est en vacances.
Empêché d'assister aux obsèques, je sais que mon ami, le grand rabbin Schilli, fera appel aux E.I. de Paris pour que l'inspirateur du Mouvement soit veillé et inhumé conformément à l'usage juif.
Madeleine Fleg veut que son mari repose à côté de ses deux fils, au cimetière de Grimaud, proche du Vieux Moulin. Une plaque de granit recouvre les trois tombes et en 1967, j'irai dire adieu à celui que je vénère comme un père. Le cimetière domine la baie de Saint-Tropez. Madeleine Fleg m'y conduira un jour gris à souhait, la tempête, la pluie, les coups de tonnerre donnent à notre toute dernière rencontre un caractère dramatique.
Les souvenirs de nos rencontres, défilent dans ma mémoire. Je lui dirai une dernière fois notre gratitude, comme l'a si bien exprimé André Neher : Il n'est de Juif français au XXe siècle qui n'ait grandi, mûri, acquis son identité, ses raisons d'être et de s'affirmer, qui n'ait cueilli la fierté et la joie de son espérance avec Edmond Fleg, grâce à son message direct ou à travers tous ceux dont il était l'inspirateur. Tous nous sommes, à un titre ou à un autre, enfants d'Edmond Fleg. Ses orphelins maintenant (9).