La renaissance juive que l'on constate un peu partout n'avait guère pris jusqu'ici chez nous que des formes intellectuelles. On écrivait des livres, on faisait des conférences ; écrivains et conférenciers rencontraient un public sans cesse croissant; mais leurs paroles ou leurs oeuvres ne se bornaient le plus souvent qu'à satisfaire une curiosité de l'esprit; ou bien, s'il leur arrivait parfois de pénétrer plus profond dans quelques âmes ou dans quelques groupes d'âmes, elles ne se traduisaient pas en actes indéniables et visibles dont l'ensemble du judaïsme pût indéniablement et visiblement bénéficier. Il en va tout autrement de l'influence que le scoutisme juif de France est en voie d'affirmer ; et je me rappelle à ce propos le mot d'un de nos sages qui disait : "Ton fils peut te donner plus d'une leçon" ; c'est une leçon en effet que nos fils nous donnent ; souhaitons à leurs pères d'en profiter.
Ne sous-estimons pas cependant la renaissance intellectuelle du judaïsme ; elle avait du moins créé un besoin : beaucoup désormais se sentaient Juifs, désiraient le redevenir. Mais à qui s'adresser ? Et comment faire? On n'est pas Juif tout seul ; il faut être plusieurs, pour refaire un judaïsme, il faut refaire une vie juive, tout s'y opposait.
Et d'abord la division des Juifs en groupes fermés l'un à l'autre. Une première barrière se dressait entre ceux qui sont français depuis plusieurs générations et les immigrés; non pas que les premiers se fussent complètement désintéressés des seconds, ils ont fondé au contraire diverses institutions philanthropiques ou éducatives dont le but est d'aider à la rapide assimilation des nouveaux venus. Mais, socialement, immigrés et Français restaient séparés les uns des autres, chose infiniment regrettable, non seulement du point de vue juif, mais aussi du point de vue français ; car, s'il est de notre devoir d'accueillir nous-mêmes en frères, ces frères juifs échappés pour la plupart aux lointaines persécutions, il ne nous incombe pas moins de les préparer nous-mêmes à la vie française, dans l'intérêt de nos frères français qui les accueillent.
C'est ce que font nos petits scouts, en appliquant tout simplement les principes du scoutisme, qui tendent à l'union des bonnes volontés. Voici donc des troupes actives et joyeuses, où Juifs français d'hier et de demain se côtoient et se mêlent ; on imagine sans peine les fusions qui s'opèrent, et l'âme commune qui naît de ces rapprochements.
Mais d'autres divisions existaient et existent encore à l'intérieur même des groupes immigrés ou français. Il y a les orthodoxes, les sionistes, les libéraux, les indifférents; jamais ni nulle part ils n'ont pu s'accorder pour entreprendre quoi que ce fût. Je me rappelle avoir assisté à de longues discussions entre personnages également respectables et également représentatifs de chacune de ces tendances, lorsqu'il s'agissait de donner un statut aux futurs Éclaireurs israélites de France. Qui, se demandait-on, sera admis dans la nouvelle société? Le sioniste craignait que ses partisans ne fussent submergés par les assimilés ; l'orthodoxe redoutait de voir ses fidèles perdre leur foi au contact des indifférents, et l'indifférent ne voulait entendre parler ni de sionisme ni de religion. Nous cherchâmes durant six mois, sans la trouver d'ailleurs, la définition du vrai Juif; après quoi nos petits scouts, sans plus attendre et sans prononcer aucune exclusive, appelèrent à eux orthodoxes et libéraux, sionistes et indifférents; tous vinrent, tous s'unirent, et aucune des catastrophes annoncées ne se produisit.
Voyons maintenant, sur ce terrain amical, la vie juive réapparaître et se développer. Tout d'abord ceux de nos jeunes scouts qui sont sans pratique religieuse, se font ce raisonnement bien simple : "Je puis, quand je sors en promenade avec mes Éclaireurs me passer de jambon sans mourir de faim je ne serai pas nécessairement empoisonné et je mange cachère avec eux, et si je m'abstiens avec eux de voyager en chemin de fer le samedi avant la tombée de la nuit, je ne ferai pas nécessairement dérailler mon train". Ainsi, sans la moindre contrainte, par pure courtoisie de camarades qui ne veulent pas choquer des camarades, les indifférents acceptent le minimum d'observances indispensable à la bonne entente de tous.
Sur ces bases, le scoutisme juif s'édifie selon le même programme que les autres : mêmes méthodes de développement physique et moral par la vie en plein air, par la récréation virile, l'enseignement mutuel, la pratique de la solidarité sous toutes ses formes. Mais nos éclaireurs transposent dans un cadre juif ces diverses activités. Leur emblème remet à chaque heure sous leurs yeux les Tables de la Loi et le Lion de Juda; leurs troupes portent les noms des héros ou des grands hommes d'Israël, d'Abraham à Bar-Korba, d'Élie à Trumpeldor, de Daniel à Zadoc Kahn ; leurs jeux ressuscitent pour eux les grands épisodes de notre tradition : de nouveau l'armée de Pharaon poursuit les Hébreux, qui passent à pied sec une mer fictive; de nouveau David vient dans une caverne arracher à Saül endormi un pan de son manteau; de nouveau les Macchabées secouent le joug des tyrans idolâtres, et, contre les aigles romaines, de nouveau les Zélotes défendent le Sanctuaires
Aux fêtes coutumières des Scouts, les Éclaireurs israélites en ajoutent d'autres, qui leur sont propres : ce sont celles de nos aïeux qui, célébrées en pleine nature, retrouvent leur naïveté et leur signification primitive ; la Pâque, sous la tente, avec les pains azymes mangés dans un désert; la veillée sous la soucca construite de branchages marquent d'une joie sacrée le retour des saisons, tandis qu'à la ville des illuminations de Hanouca et les mascarades de Pourim remémorent dans l'allégresse les dates de nos délivrances. Peu à peu, et de façon presque spontanée les phrases hébraïques se glissent dans ces jeux ; les Éclaireurs chantent; pourquoi ne chanteraient-ils pas des chants hébreux? Ils dansent, pourquoi ne danseraient-ils pas des danses palestiniennes ou hassidiques? Il se prépare ici quelque chose d'analogue -aux émotions perdues du culte familial ; on rend à ces enfants ce qui manque essentiellement à nos générations sans passé, le trésor des souvenirs accumulés dans le sang même des ancêtres.
Puis ce judaïsme retrouvé va prendre une forme plus consciente. L'éducation progressive des Éclaireurs comporte toujours, on le sait, une série d'épreuves et de brevets laissés au libre choix des candidats; la liste contient naturellement chez nos scouts toutes les matières communes aux groupements analogues ; mais, ici encore, nos jeunes novateurs, tout en maintenant le principe du libre choix qui se pratique ailleurs, ont enrichi le programme pour l'adapter aux besoins spirituels de certains d'entre eux. Ainsi tel enfant, pour devenir louveteau, connaîtra quelques personnages bibliques et les faits principaux de sa vie, ou bien il saura un chant hébreu ou expliquera une des coutumes d'Israël. Le futur Éclaireur contera l'histoire du héros dont sa troupe porte le nom ; il narrera un épisode de la Bible en en faisant l'application à la vie scoute, il lira et traduira un texte hébreu, récitera et traduira une prière hébraïque; il dessinera la carte de Palestine en y marquant la place des colonies juives ou il décrira les principales fêtes juives, en en indiquant la signification. La préparation de ces épreuves implique un véritable enseignement, pour lequel on s'est adressé, dans certains cas, à de jeunes élèves de l'École rabbinique. Leur présence a permis la célébration de courts offices religieux, presque entièrement en hébreu, auxquels les fidèles participent par leurs chants, et qu'ils comprennent d'un bout à l'autre, car on leur apprend que la pratique n'est pas tout, et que la lettre n'est rien sans l'esprit.
Or ces offices et ces leçons de judaïsme, bien que facultatifs, ont un succès grandissant ; ceux qui y ont goûté n'en admettent la suppression sous aucun prétexte, quel que soit l'attrait de la distraction qu'on leur propose en échange; on assiste même à de véritables conversions : de petits Juifs athées et antisémites, - car il n'y a plus guère que parmi les Juifs, en France, que l'on trouve encore des antisémites -, de petits Juifs antisémites se mettent à apprendre l'hébreu et les traditions d'Israël, et ils se passionnent pour tant de beautés qui leur appartiennent et qu'ils avaient ignorées. Ainsi, la vie juive a été recréée, le miracle s'est produit : Israël, pour ces enfants, est redevenu une réalité, et continuera de l'être, quand ils seront des hommes.
Mais n'y aurait-il pas, entre les deux activités qu'exerce en France le scoutisme juif, une sorte de contradiction? D'une part, dira-t-on, vous prenez de petits Juifs immigrés, en vous proposant de faciliter leur assimilation à la vie française, et d'autre part, vous prenez de petits Juifs français que vous cherchez à désassimiler, en les restituant à la vie juive. Cette dernière partie de votre programme n'offre-t-elle aucun inconvénient? N'est-elle pas de nature à vous attirer certaines critiques, et même certaines hostilités.
A cette objection, une admirable réponse a été faite récemment, une réponse en action, qu'il convient de rapporter. Un groupe de scouts catholiques campait non loin d'un groupe de nos Éclaireurs. Conduits par quelques abbés, ils vinrent plusieurs fois les visiter, s'intéressèrent à leurs jeux, à leurs travaux, à leurs prières, eurent, avec leurs moniteurs et leurs jeunes chefs spirituels, des entretiens prolongés; ils acceptèrent de leur part une invitation à un repas, et, afin de pouvoir la leur rendre sans contrevenir à nos usages rituels, ils se procurèrent une vaisselle neuve et leur composèrent un menu auquel le plus strict de nos orthodoxes n'eût rien eu à reprendre; puis une fête suivit, et auprès des feux allumés, les Catholiques chantèrent leur Cantique des Patrouilles et les Israélites leur Chema. Des rapprochements aussi cordiaux ont la valeur d'un symbole ; ils indiquent, ils prouvent que, loin d'éveiller la suspicion, le retour des Juifs à la vie juive n'inspire que l'estime.
Mais, en fût-il autrement, nos Éclaireurs devraient-ils renoncer à leur entreprise, et cesserions-nous pour cela de les encourager? Le judaïsme ne s'est maintenu jusqu'ici dans la dispersion que par sa fidélité à ses souvenirs ; dans l'avenir comme dans le passé, il ne s'y maintiendra pas par d'autres moyens. La seule question est de savoir s'il doit demeurer ou s'il doit disparaître. Mais, à supposer que nous souhaitions de nous détruire nous-mêmes, ne déserterions-nous pas, en nous détruisant, avec nos tâches juives, nos tâches humaines ?
Une grande famille est répandue parmi les nations du monde, à laquelle fut annoncé jadis qu'elle serait une bénédiction pour toutes les familles de la terre. Par une suite d'événements si extraordinaires qu'ils semblent ne pouvoir être que providentiels, elle se trouve placée aujourd'hui dans une situation qui n'appartient qu'à elle. En effet, dans ce moment présent où, pour chaque nation, travailler à la paix est non seulement un devoir international, mais encore un devoir national, nous formons à travers les nations une Société des Nations dont le pacte est écrit dans le sang de nos veines et dans le battement de nos cœurs. Ne sommes-nous pas manifestement désignés pour unir entre elles toutes les familles humaines, puisque partout notre famille leur est intimement liée? Conservons-nous donc, si ce n'est pour nous, que ce soit pour l'accomplissement de la mission confiée à nos lointains aïeux; saluons leurs enfants véritables en ces enfants qui continuent leur esprit; imitons-les, ces Éclaireurs d'Israël qui imitent nos pères, afin qu'après avoir proclamé à la face du monde l'unité divine, Israël aide enfin à réaliser cette unité humaine dont les siècles l'ont fait le plus sür artisan.