Ces dernières années ont vu la parution de nombreux
ouvrages sur Paris durant l'occupation et sur les déportations des
juifs. Des années noires émerge une figure lumineuse, oubliée
toutefois des historiens : celle du Grand Rabbin Julien Weill.
En effet ce dernier a durant toute l'occupation assuré la totalité
des services rabbiniques et conforté la foi et le courage de nos
coreligionnaires, aussi bien dans la quotidienneté que dans les moments
les plus difficiles.
Le futur grand rabbin était né à Versailles en 1873, au foyer d'Emmanuel Weill, rabbin de cette ville, originaire d'Ensisheim (Haut-Rhin). Sa mère était une fille du Rabbin Heymann Dreyfuss, de Saverne, et la soeur de Jacques-Henri Dreyfuss, grand rabbin de Belgique et futur grand rabbin de Paris. Julien Weill avait fréquenté à Paris le lycée Jeanson de SaiIly avant d'entrer au Séminaire Israélite de France, où il avait séjourné de 1891 à1897. A sa sortie il avait occupé le poste de Versailles que venait de libérer son père, nommé à la Synagogue de la rue Buffault à Paris, et avait épousé Hélène Kahn, la troisième fille du Grand Rabbin Zadoc Kahn. Fin lettré, Julien Weill s'était vu confier par Théodore Reinach la traduction des Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe, dont la première partie parut en 1900 et la seconde en 1920. De 1905 à 1928 il avait enseigné au Séminaire Israélite de France les littératures anciennes et françaises en remplacement de son maître Albert Cahen, devenu inspecteur général de l'Enseignement Secondaire.
Parallèlement à ses activités rabbiniques et à l'enseignement au Séminaire, Julien Weill s'était investi dans les activités de la Société des Études Juives aux côtés du Grand Rabbin Zadoc Kahn et du Rabbin Israël Lévi, son beau-frère. II en gravit tous les échelons, assurant successivement les fonctions de secrétaire, secrétaire général et président (rédacteur de la Revue des Etudes Juives). Il y avait écrit des articles appréciés sur des sujets aussi variés que la Bible, l'épigraphie, la littérature juive, l'histoire, la théologie. Il y tenait également la revue bibliographique et y fit surtout de nombreux comptes-rendus d'ouvrages parus en allemand, anglais, hébreu et français. Il avait aussi fait paraître en 1912 un ouvrage biographique sur Zadoc Kahn qui, en dépit du manque de recul et d'esprit critique dus à l'affection familiale, reste encore aujourd'hui une mine irremplaçable de renseignements.
Julien Weill n'avait pas négligé pour autant (et ne négligera jamais) ses devoirs pastoraux de chaque jour, que ce soit à Versailles ou ensuite, comme rabbin de la Synagogue de la Victoire. Il s'y était rapidement distingué par son charme parisien, son urbanité, sa culture, la fluidité et la sobriété toute classique de son éloquence. La vivacité de la foi ne lui faisait cependant pas défaut, mais une sorte de pudeur lui interdisait de se laisser aller à l'emportement oratoire.
Ces qualités se retrouvaient dans son livre sur La Foi Juive qu'il publia en 1926 pour aider ceux de ses coreligionnaires qui, même éloignés des pratiques, éprouvaient le besoin de se rattacher à une foi et de préférence "à leur foi", (possessif souligné par l'auteur) pour peu "qu'on la leur expliquât de façon claire et persuasive" (1).
Julien Weill avait pour ambition de mettre fin, par une présentation en vocabulaire occidental, du monothéisme juif, à des "jugements hâtifs, fruits de l'ignorance ou de l'erreur". Il restait cependant à compléter cette démonstration par un exposé des principaux enseignements du judaïsme. Ce fut l'objet d'un second ouvrage, intitulé Le Judaïsme, paru en 1931, dont l'ambition était de décrire les éléments unitaires de la "Judaïcité" à travers le bouillonnement de toutes les tendances relevant de la Tradition, parmi lesquelles il rangeait le mouvement du retour sur la terre des ancêtres (2). Le judaïsme, perçu comme "minorité au service d'une majorité" dans l'histoire comme dans le présent, y était présenté en tant que moteur de la délivrance future du monde tout entier.
Vers l'extérieur aussi, Julien Weill n'allait pas tarder à montrer son sens des responsabilités. L'année 1933 avait vu, en effet, l'arrivée d'Hitler au pouvoir et le début de l'afflux des Juifs allemands en France, notamment dans la capitale. Avec son beau-frère Israël Lévi, grand rabbin du Consistoire central, le Grand Rabbin Julien Weill milita dans de nombreuses organisations vouées à la lutte contre la propagande nazie et à l'organisation de l'accueil. Ces comités étaient pour la plupart officieux car on estimait, comme à l'époque de l'Affaire Dreyfus, que la montée de l'antisémitisme exigeait la prudence et la discrétion. Par ailleurs ses bonnes relations avec les autorités l'avaient fait désigner par le Ministre des Affaires étrangères comme membre d'une très officielle commission des réfugiés.
Son état de santé ayant obligé Israël Lévi à se retirer de toute activité politique en 1935, Julien Weill fut désigné, avec le Grand Rabbin Maurice Liber (chargé de la province), comme grand rabbin du Consistoire central par intérim. En septembre 1936 son exigence de justice l'a, en dépit de sa réserve naturelle et de ses sympathies politiques pour les régimes démocratiques, amené à fustiger en chaire les assassins des prêtres catholiques massacrés par les républicains espagnols, alors qu'ils n'avaient même pas pris part au conflit.
En 1938 survint la Kristallnacht (la Nuit de cristal"), qui l'a affecté au plus haut point, Il est cependant tombé dans un piège monté par le journal Le Matin, favorable aux thèses nazies (3) : déformant grossièrement ses paroles, ce quotidien l'a présenté comme favorable à un rapprochement avec l'Allemagne hitlérienne et lui a faussement attribué une déclaration dans laquelle il s'élevait contre l'aide du gouvernement français aux réfugiés allemands (4).
En 1939 il n'avait pas hésité à condamner dans une
déclaration signée avec le Grand Rabbin de France Isaïe
Schwartz et Robert de Rothschild, alors président du Consistoire
de Paris, la publication du "Livre Blanc", oukaze du gouvernement
britannique empêchant l'immigration juive en Palestine.
Les
offices E.I. pendant la guerre - un témoignage
Les responsables des patronages (ex-E.I.F.) de Paris, qui avaient entrepris depuis quelque temps déjà de "délocaliser" (comme on ne disait pas encore) l'office E.I. du vendredi soir dans différents locaux de Paris (Lamarck, Lamblardie ) ont pensé qu'il serait bon de réunir les différents groupes et d'organiser à leur intention, en automne 1942, un "office E.I. de Kipour". Question : Où ? La synagogue de l'Ecole Rabbinique, rue Vauquelin, dont nous utilisions la cantine, semblait convenir, mais elle n'était plus opérationnelle depuis l'occupation : il nous fallait donc l'autorisation du Consistoire. Sollicité, le grand-rabbin Julien Weill (za"l) n'hésita pas à se déplacer jusqu'à Vauquelin pour se rendre compte de l'état des lieux. Moyennant quelques rangements, nettoyages et aménagements mineurs, il nous a donné sans hésitation son feu vert, ainsi que son imprimatur au programme d'office allégé que nous lui avons soumis. Il a également fait le nécessaire pour qu'à la Victoire (la synagogue...) on nous prête un Sefer Torah pour cette occasion. Nous sommes allés le chercher, David Catarivas (non étoilé en tant que ressortissant turc) et moi, pour le transporter en métro (dernier wagon !) et le déposer à bon port, non sans qu'un passant sympa nous ait mis en garde, ayant appris qu'on arrêtait les juifs (moi) porteurs de paquets volumineux... Le jour venu, l'office a donc pu se dérouler sans anicroche en présence de tous les groupes de la Province, venus les uns après les autres selon un horaire fixé, et qui ont facilement rempli toute cette synagogue, relativement petite. Quant à l'office "light" proprement dit, il a été mené, pour la partie hébraïque et chantée, par Shlomo (Siwoshinsky) et Poney (Josy Walter), et pour la partie traductions et transitions françaises, par Flamant (Eddy florentin), le tout accompagné par la chorale dirigée par Daim (Jacques Salmona), les passages chantés dont nous n'avions pas la partition, commele Kaddish de Namburg , ayant été retravaillés (et ce de façon très harmonieuse) par Berthe Pascholski. S'il y a sans aucun doute des offices beaucoup plus "religieusement corrects" il n'en est pas moins vrai, du moins est-ce mon impression, que cela a été un grand moment dans la vie des E.I. en zone occupée. Josy
WALTER za"l
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Or, dès l'été 1940 la Gestapo avait mis sur pied, avec l'Hauptsturmführer S.S. Théo Dannecker, une section anti-juive et son chef n'allait pas tarder à exercer des pressions pour le regroupement des juifs en une organisation unique et la constitution d'un Judenrat. Très habilement, avec l'aide des fonctionnaires de la Préfecture de Paris, le Grand Rabbin Julien Weill s'appuya sur la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905 pour plaider l'indépendance du culte et l'obligation pour les autorités de le protéger. Cela permettra, à Paris, la permanence de tous les services rabbiniques ainsi que le maintien des offices même quotidiens pendant toute l'Occupation ! (6).
Les Allemands n'ignoraient pourtant pas que, de son bureau du 17 rue Saint-Georges, dont l'accès leur était barré - le plus souvent avec efficacité - par le bedeau Oscar Berg, Julien Weill continuait à diriger toutes les activités de la communauté. Il se souciait notamment du sort des démunis, des personnes âgées et des enfants et avec le Consistoire de Paris, il lança à cet effet, dès novembre 1940, un vibrant appel à la solidarité financière juive, Il plaça aussi à la tête du Comité de Coordination des Oeuvres Juives d'assistance son neveu André Baur, Président de l'Union Libérale (7).
Le grand rabbin insistait sans arrêt sur la nécessité de résister aux pressions pour séparer les immigrés des autochtones et sut ainsi empêcher toute rupture de la cohésion de la communauté. Ses conseils ont certainement contribué à la tactique du secrétaire général du Consistoire de Paris, Maurice Sachs, et des autres personnalités consistoriales pour opposer la résistance passive aux pressions de l'occupant et du Commissariat aux Affaires Juives de Vichy (8). Julien Weill eut même le courage de protester contre les arrestations et put, avec l'aide d'André Baur, obtenir l'aide du Cardinal Suhard pour la libération des personnes de plus de soixante-cinq ans et des malades après la rafle du 12 décembre 1941.
Si ces interventions publiques deviennent plus difficiles par la suite, le Grand Rabbin n'en continua pas moins ses activités rabbiniques et caritatives. Après l'attentat commis dans la nuit du 20 au 21juillet 1942 contre la synagogue de la Victoire, Julien Weill écrivit à Pierre Laval, lui rappelant que la loi de 1905 plaçait les cultes sous la protection de l'État et exigea que justice fût faite. La veille de Roch Hashana 1943, ayant appris l'existence d'un barrage de la police pour contrôler l'identité des fidèles à l'issue de l'office de Maariv, il prit l'initiative, avec l'aide d'Oscar Berg, d'enfermer dans le vestiaire des choristes tous ceux qui étaient en situation irrégulière, leur permettant ainsi d'échapper à l'arrestation.
En janvier 1944 le Grand Rabbin Jacob Kaplan (devenu en 1942 adjoint, puis depuis 1944, suppléant du Grand Rabbin Isaïe Schwartz), avait fait décider lors d'un mini-congrès rabbinique tenu à Lyon, que les rabbins pourraient fermer les synagogues en raison du risque d'arrestations; néanmoins Julien Weill persista à maintenir les offices dans la capitale.
On devine avec quelle joie les rabbins parisiens retrouvèrent après la libération leur chef vénéré. Son prestige était désormais sans pareil et son attitude vis-à-vis de l'occupant lui valut d'être nommé en 1946 officier de la Légion d'Honneur (9). C'est lui qui fut choisi représenter le judaïsme français lors de la manifestation organisée pour saluer la création de l'Etat d'lsraël et c'est également lui qui s'y rendit pour représenter le Consistoire lors des festivités du second anniversaire.
En dépit de son âge, il continuait aussi à s'intéresser de près à l'amélioration de la formation de la jeunesse juive, interrogeant personnellement les futurs Bnei-Mitsva, lesquels s'émerveillaient de sa compréhension des jeunes et de la chaleur de sa parole.
Le Grand Rabbin Julien Weill rejoignit le monde de l'éternité en avril 1950. Son sens des responsabilités, aussi bien vis-à-vis de la communauté que face à l'oppresseur, aura fait du jeune rabbin rêveur de Versailles un héroïque homme d'action dont le souvenir méritait d'être tiré de l'oubli.