Propos de "Tables"
Rabbin Claude Lederer



Marc Chagall, 1958
Du christianisme à l'islam, des frontons des palais de justice aux dess(e)ins de Napoléon, peu de textes auront été autant annexés que ceux des "tables de la loi" contenant les "Dix  commandements". Annexées par les uns et par les autres, ceux-ci ont cherché soit à se les approprier soit à les transformer en message de portée universelle alors qu'elles furent adressées par D.ieu au peuple d'Israël ès qualités après la sortie d'Egypte.

Bien des juifs, notamment au 19ème siècle, et encore aujourd'hui, dans leur tentation assimilationniste et dans leur besoin éperdu d'être reconnus par les autres, n'ont pas manqué de souscrire à cette réorientation, Faut-il ajouter que cette attitude n'a servi ni à les rendre plus acceptables ni plus fréquentables.

Je suis Hashem, ton D.ieu qui t'ai Fait sortir d'Egypte...

Au pied du Sinaï dans le désert, Israël reçoit sa constitution, la Torah. De ce D.ieu, dont il n'entend que des paroles, les éléments de base se trouvent être ces dix commandements, Or dès la première phrase, l'accent est mis sur la libération de l'esclavage. C'est ainsi que l'Être se présente : "Je suis Hashem, ton D.ieu qui t'a fait sortir d'Egypte, de la maison des esclaves". Cette première parole n'est pas un commandement, c'est une affirmation, un constat. Mais La Torah, en soulignant cette qualité, en faisant de cet évènement le prototype de toute libération, souligne que la rupture avec l'esclavage constitue le principe de toute existence. Son actualité, c'est sa permanence : "A chaque génération, on doit se considérer comme étant soi-même sorti d'Egypte",  enseigne la Hagada.

Les hommes deviennent facilement les esclaves de toutes formes de situations : dans l'histoire, dans la société ou au niveau individuel. Aussi bien le travail que le pouvoir, notre image ou encore le style de société qui entraîne les individus dans les besoins qu'elle crée. La première parole est une injonction impérative à rompre avec ce type de comportement.
Le peuple d'Israël n'en sort pas pour autant à la liberté totale. Les dix paroles et la Torah données au Sinaï contiennent les lois régissant tous les domaines de la vie. Face à un Créateur souverain, la Torah se donne pour but de permettre aux hommes de sortir de la contradiction dans laquelle ils vivent: aux prises à la fois avec leur désir et avec leurs limites.

Un écart indispensable

Limité par nature car il naît de parents et devra céder la place à ses enfants, par nécessité pour ne pas verser dans la violence et dans le meurtre car quoi qu'il en pense et en dise, l'être humain n'est pas le tout. Les lois servent de base à l'univers juif de pensée, de parole et d'action, car elles inscrivent l'écart indispensable entre l'homme et son Créateur, entre l'homme et la nature. Ce faisant, elles fonctionnent comme rappel constant du raccord du juif avec ses origines. L'individu ne saurait occuper toutes les places, ni tout se permettre sans verser dans la destruction et dans la folie. Aussi faut-il des garde-fous, des paroles dont le rôle est d'éviter les passages à l'acte,

Le manque et le désir

Nous sommes en train de laisser derrière nous des décennies durant lesquelles toute demande se devait d'être satisfaite, où la levée des interdits faisait loi. "Il est interdit d'interdire !", affichait-on partout en 1968. Mais en abolissant les lois et le passé, on a versé dans l'extrême opposé, Ni le 19ème siècle, ni surtout le 20ème, ne surent être à l'abri des boucheries qu'aucune période précédente n'avait connues.

L'homme a voulu être le maître de sa destinée, il a laissé se développer dans l'esprit des gens, l'idée que les lois étaient frustrantes, dépassées et dangereuses. L'idée de " progrès" impliquait le nécessaire accès à tous les domaines sans exception et sans limites, En refusant le manque lié à l'être même de homme, en refusant les lois dans leur principe, on les a disqualifiées en les taxant d'aliénations ou d'ignorance, En faisant table rase du statut de l'être humain et au nom du progrès, on a liquidé ses origines et ses repères.

Or le manque est le ressort vital de tout être humain. Nous naissons dans cette dimension, elle est inhérente à notre nature comme l'est le désir. Les principes de la Torah visent à rendre l'homme conscient de ses limites tant par sa création que par la réalité du monde dans lequel il vit. Le maintien de l'écart entre ce que nous sommes et l'idéal, est une condition sine qua non de vie, car pour que l'être humain puisse vivre, il faut qu'il puisse désirer, mais aussi savoir se limiter. Rien ne peut jamais être définitif, ni définitivement acquis.

L'intégrisme de progrès

Ceux qui déclarèrent les lois caduques et dépassées, étaient persuadés du bien fondé de leur entreprise. L'homme aujourd'hui, non seulement prétend, mais se conduit comme le maitre de sa propre existence, de son corps, de l'enfant, de la loi, etc... Aucun frein n'arrête ce "progrès", sinon celui des totalitarismes d'hier et d'aujourd'hui qui savent toujours mettre à leur profit les appels à " l'ordre ".
 
Les intégrismes sont généralement liés dans le langage actuel au domaine du religieux, alors qu'il procède généralement de motivations politiques. Comme toujours, à l'apparition d'un phénomène nouveau, on procède par amalgame " pour y voir plus clair". Mais on oublie de voir que ces intégrismes ont d'abord exprimé le refus du rouleau compresseur de la colonisation et de l'écrasement des cultures autres qu'occidentales.

La fureur des uns a répondu, bien plus tard, à la rage de destruction des premiers venant au nom des lumières de l'occident. Ces extrémismes eurent naturellement partie liée avec la naissance des nationalismes. En fait, l'intégrisme fut aussi le lot de la modernité dans sa rage de détruire les fondements des sociétés autres que la sienne.

Plus le mensonge est gros, mieux il passe

Dans ce cadre, on peut naturellement ranger les révisionnismes de tout poil qui ont encore de beaux jours devant eux. Ils ne font rien d'autre que de tenter de réécrire l'histoire, manipulation qui s'inscrit si bien dans la démarche de ceux qui se prennent pour les "maîtres" de la loi. C'est ainsi que christianisme, puis l'islam furent les premiers révisionnistes, cherchant à déposséder le peuple juif de la Torah, en se l'appropriant. Les négationnistes, la christianisation de la Shoah font-ils autre chose que Big Brother dans le terrifiant roman d'Orwell "1984 "?

Le monde juif lui-même n'a pas été épargné par ces dérives et on peut s'étonner de voir des juifs, qui par ailleurs combattent le révisionnisme historique, se lancer dans le même genre de pratiques. Au nom du "tout est permis et tout est possible", où toutes les positions se valent, on voudrait faire croire qu'il y aurait plusieurs judaïsmes. Incapables d'admettre le manque, recherchant un judaïsme à portée de main, on en vient tout naturellement, dans le même esprit, à affirmer la caducité des lois, En sabrant dans la Torah, "ce qui n'est plus d'actualité ", ce qui ne convient plus, on en fait une autre plus conforme à l'air du temps et des gens.

Naître avec un manque.

Les sciences prétendaient résoudre tous les problèmes de la vie et régler son compte à la mort et à la maladie. Face à tous les progrès des sciences, combien de drames aujourd'hui, leur sommes-nous redevables ! En est-on encore-là aujourd'hui ? Ou bien, a-t-on dépassé ce stade dans l'horreur ? Tout devait apparaitre à la lumière, la levée des tabous devait permettre à l'homme de ne rien laisser dans l'ombre, d'en finir avec " l'obscurantisme religieux". En réalité, en combattant le religieux, on s'est trompé de lutte, parce qu'au fond, c'est contre les problèmes soulevés par le religieux qu'on s'est acharné.
 
Il fallait à tout prix exclure ce qui nous échappe, or toujours nous échappe quelque chose. Entre l'idéal et le réel, il faut du vide pour que l'homme puisse jouer sa partie. "Il n'y a pas de juste au monde qui n'ait jamais failli " ( Kohelet 7:20). Le "ba'al teshouva", celui qui entreprend le retour a toujours recueilli plus de considération que le tsadik, le juste. La faute et l'échec font partie de la nature humaine tout comme la capacité de rompre avec les failles humaines parce qu'il dispose toujours d'un terrain à travers lequel il peut renouveler sa mise.

Le manque est un impératif, Le combler c'est se condamner, car c'est tuer le désir qu'est la vie. Mais pour que celle-ci soit jouable, il lui faut savoir orienter le désir, savoir le limiter et l'orienter par la loi. Les Tables affirment qu'il y a un souverain qui nous fait échapper à la disparition. Que cette souveraineté exprimée dans la première des Dix paroles est à répéter chaque jour dans le premier verset du Shema, montre à quel point il est important de maintenir l'écart, un vide entre nous et l'origine afin que la Torah soit "Ets 'haïm", un arbre de vie.


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