Septembre 1939
![]() |
Le voyage m'avait semblé interminable : commencé dans les Vosges où mon père était venu nous chercher au moment de l'évacuation de Strasbourg - encore avant la guerre - il ne m'a laissé que peu de souvenirs, si ce n'est la façon dont nous avions appris la déclaration des hostilités de la bouche d'un appariteur qui, à un croisement de routes avait arrêté la circulation de quelque dizaines d'autos civiles et d'une longue file de camions bondés de soldats. Après un roulement de tambour, il avait lu d'un air solennel le texte officiel notifiant que, à partir de telle heure, ce 3 septembre 1939, les gouvernements français et anglais déclaraient la guerre à l'Allemagne. C'en était fait, les dés étaient jetés, la guerre, cette terrible chose dont nous, les enfants n'avions paraît-il aucune idée, venait de commencer, Je m'attendais à voir surgir des avions dans le ciel, à entendre tonner le canon durant notre traversée de la France ; mais non, rien encore qu'une magnifique suite de paysages bien pacifiques passait sous nos yeux, interrompue de temps en temps par des convois militaires.
Ce n'est qu'en approchant du but de notre voyage que j'avais réalisé le changement de ce que la, guerre allait nous apporter : nous avions vu descendre dans une petite gare périgourdine quelques personnes d'un train de réfugiés d'Alsace qui voulaient prendre un peu l'air, boire de l'eau fraîche, et j'avais été frappée pas leur air hagard. Un brave homme du pays qui, avec ses pauvres moyens essayait de venir en aide à ces malheureux, nous avait expliqué que dans chacun de ces convois qui se succédaient depuis quelques jours, il y avait un ou deux morts et quelques personnes qui perdaient la raison. Ces faits se comprenaient vu les conditions clans lesquelles les "réfugiés" (c'était la première fois que j'entendais ce mot) étaient partis de chez eux : ils n'avaient disposé que d'un délai très court, quelques heures, pour laisser leur foyer, emballer une petite valise ou un maigre baluchon ne dépassant pas les quelques kilos autorisés, et surtout quitter le fils, l'époux ou le père qui venaient d'être mobilisés, ou étaient restés chez eux en attendant de partir rejoindre leur unité. C'étaient d'étranges convois ne comprenant que des vieillards, des femmes et des enfants paraissant épuisés, si tristes et étonnés de tout ce qui leur arrivait.
Encore impressionnés par la vue de ce spectacle, nous voici sortant de notre voiture devant un café du centre de Périgueux où étaient attablés de nombreux consommateurs. Nous ne fûmes pas peu surpris de nous entendre appeler de divers côtés : un petit garçon de nos amis, qui avait reconnu notre automobile nous suivait en courant pour nous apprendre que sa famille, arrivée la veille, habitait tout à côté de là dans un appartement d'un médecin mobilisé, dont la femme restait â la campagne ; à une table, quelques douaniers alsaciens récemment arrivés, tout heureux de revoir mon père, voulurent lui raconter leur odyssée, ce que ne manqua pas de faire quelques instants plus tard le directeur de la Clinique Adassa, M. Georges Lévy, venu la veille avec sa famille.Tous étaient là, désoeuvrés, à. attendre des nouvelles. En parlant à droite et à gauche, nous apprîmes que les réfugiés passant par Périgueux, étaient dirigés en premier lieu au Lycée de Jeunes Filles où un couple de Neufbrisach, le Docteur Bloch et Mme, surpris par la guerre dans la région, avait pris l'initiative d'organiser l'accueil des Alsaciens qui arrivaient. De là ceux-ci étaient amenés dans Ies diverses communes de Dordogne qui leur étaient assignées. Les malades eux, restaient quelques jours au Centre d'accueil, livrés aux soins vigilants du docteur et de son épouse.
C'est durant le petit moment où nous nous sommes arrêtés dans ce café du Cours Montaigne que se dessinèrent pour mon père les premières lignes de son plan d'action. Déjà à Strasbourg, de tout temps, il s'était occupé des œuvres juives : il sentait qu'il fallait d'urgence qu'il prenne de nombreuses initiatives. Apprenant que la population était en train d'être éparpillée à travers la région, il songea tout d'abord à retrouver puis à rassembler aussi vite que possible les gens dispersés et les diverses oeuvres installées dans des conditions morales et matérielles plus que précaires. C'est pourquoi, immédiatement il devait se mettre en rapport avec le docteur et Mme Bloch qui avaient déjà vu et surtout allaient voir passer des centaines, des milliers d'Alsaciens, pour avoir des renseignements sur leur nouveau lieu de résidence. D'autre part, il réalisa que les douaniers alsaciens disséminés dans toute la Dordogne seraient une excellente filière pour retrouver et regrouper les personnes dispersées. Quant au Directeur d'Adassa, il lui donna rendez-vous pour le lendemain de notre arrivée pour prendre effectivement des mesures d'urgence..
Puis, après un entretien avec le Préfet de la Dordogne, M. Jaquier, au cours duquel son travail de mise en sécurité des œuvres d'art évacuées (comme par exemple les vitraux de la Cathédrale de Strasbourg) fut organisé, il fut décidé aussitôt de construire des baraquements pour les réfugiés.
Mais venons-en à nos oeuvres juives, évacuées, de ma ville natale. En ce qui concerne les personnes âgées, originaires de Strasbourg ou des villages situés le long du Rhin, il y en avaient qui étaient soit au Centre d'Accueil, soit installées dans des villages périgourdins, chez l'habitant dans des conditions généralement précaires. Ils étaient malheureux de se trouver isolés, perdus et souvent de plus, ayant des difficultés à se faire comprendre en français, se faisaient taxer de "Boches", par ceux qui les hébergeaient. Seuls, les pensionnaires de l'Hospice Elisa étaient restés tous ensemble. Ils avaient été dirigés sur Sarlat où ils avaient été logés à l'Hôpital de cette charmante petite ville. Mme Cerf, la Directrice de l'Hospice Elisa, elle-même âgée et souffrante, avait réussi à garder ses pensionnaires en groupe jusque-là, mais il ne lui était plus possible de leur prodiguer les soins nécessaires et surtout de s'occuper de leur nouvelle installation. Le regroupement de ces personnes âgées, celles d'Elisa comme celles d'autres oeuvres ou celles qui étaient venues séparément des diverses zones évacuées fut faite rapidement : la présence du Directeur de la Clinique Adassa et de son épouse, d'une infirmière (puis d'autres personnes que l'on fit venir pour servir de cadres, la réquisition d'une villa toute neuve située aux Eyzies et choisie très rapidement (1) permirent d'installer en quelques semaines, pour nos malheureux coreligionnaires un havre de paix dans les conditions morales les moins mauvaises en ces temps difficiles.
Quant aux enfants des Institutions Strasbourgeoises de l'Orphelinat de filles de la rue Sellénick et ceux du Nid, il n'y avait aucune trace d'eux ni aux Services départementaux ni municipaux ; la filière des douaniers avait beau chercher, personne ne savait où ces enfants (près d'une soixantaine si je me souviens bien) et leurs Directrices, Mlles Lévy et Schick, avaient pu passer et se trouver en ces jours de début septembre 1939. C'est par hasard qu'en parcourant le. département en vue de trouver les communes présentant les meilleures conditions pour l'établissement de baraquements pour les réfugiés (la question de la potabilité de l'eau était primordiale, à l'époque, dans cette région où la fièvre typhoïde régnait à l'état endémique) que nous apprîmes qu'un curé avait mis une maison servant de colonie de vacances à Vélins, à la disposition de deux jeunes filles accompagnées d'enfants d'un orphelinat alsacien. Sur le champ, nous nous y rendîmes, espérant que ces enfants étaient bien ceux que nous cherchions. Je revois encore cette grande bâtisse isolée, située au bord d'un plateau battu par le vent. Nous n'étions pas encore sortis de notre voiture que nous vîmes accourir vers nous Mlle Lévy. Vous décrire son émotion et la nôtre, puis celle de Mlle Schick, est impossible. Ces demoiselles nous firent visiter leur domaine, composé de quelques salles où elles avaient arrangé des hamacs entre des bouts de bois. Dans ces hamacs étaient couchés quelques petits malades : le matin même de notre venue l'un d'entre eux avait dû être hospitalisé. Le curé qui leur avait mis la maison à leur disposition, leur était d'un grand secours (2). C'était le seul, car ces deux directrices, débordées de travail, de souci, ne sachant où retrouver les membres des Comités dont elles dépendaient, étaient absolument perdues. Toutes seules, à elles deux, pleines de courage, elles ont réussi à sauvegarder tout leur groupe d'enfants pendant l'évacuation, le voyage, et sans ressources, elles les ont logés et nourris (elles faisaient la cuisine, je m'en souviens encore, dans une cheminée située sous un auvent contre le mur extérieur de la maison). Dès lors, elles bénéficièrent de toute l'aide aux réfugiés, aide financière et matérielle (3) (couvertures, draps, etc.).
Dès notre arrivée, mon père prit contact avec le Directeur des Cultes, M. Altorffer, le futur maire de Strasbourg d'après-guerre. Aucun cadre religieux juif de Strasbourg ne se trouvait sur place, sauf. le ministre officiant de la Communauté de la rue Kageneck, M. Weiss. C'est lui qui procéda aux enterrements des premiers réfugiés juifs, décédés à Périgueux au lycée-centre d'accueil, ou ailleurs, dans d'autres communes de la
Dordogne. Dès qu'on signalait le décès d'un israélite, mon père emmenait M. Weiss sur place. Cette situation ne pouvait évidemment pas durer. M. Altorffer, ayant eu l'adresse du rabbin Marx, le fit venir à Périgueux, ainsi que les ministres officiants du Bas-Rhin. M. Deutsch, le futur grand rabbin de Strasbourg, se trouvait à Limoges, d'où il exerça son ministère dans toute la région, vint jusqu'en Dordogne et fit un grand travail au point de vue social avec l'inoubliable Mme Camille Meyer.
Quant à celui qu'il était si nécessaire et si urgent d'organiser en Dordogne, ma mère aida autant qu'elle le put Mme Bloch qui oeuvrait nuit et jour au Centre d'Accueil et la seule juive de Périgueux, Mine Gendreau, originaire de Bordeaux qui se montra d'un dévouement infatigable. C'est elle qui trouva, je crois, près de chez elle une pièce qui permit de célébrer les Fêtes de Tichri, toutes proches du début de la guerre. Mais naturellement cela ne suffisait pas. Pour cela, mon père songea à la personne la plus capable d'oeuvrer au point de vue social, douée de capacités exceptionnelles d'organisation, de travail, d'intelligence et de coeur, à Mlle Laure Weil et à Mlle Fanny Schwab qui, depuis de longues années travaillait auprès d'elle à Strasbourg, pour diriger le Home de Jeunes Filles, et présentait également des qualités semblables. Ces deux dames arrivèrent rapidement, prêtes à entreprendre la grande tâche qui leur incombait. En très peu de temps, avec l'aide des autorités de la Dordogne et de celles, "repliées", de notre ville natale commença le travail d'aide sociale dans les bureaux de la rue Thiers (4). Désormais, chacun savait où s'adresser, la vie du réfugié, s'organisa peu à peu, la Communauté de Strasbourg commença à s'installer en Périgord et dans sa petite capitale.
![]() |
![]() |
![]() |