![]() ![]() Couverture de l'album composé à Schirmeck et imprimé à Strasbourg |
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![]() Les pensionnaires de la Maison de Schirmeck et leurs éducateurs - cliquez sur la photo pour la voir en grande taille ![]() La fête de Pourim à Schirmeck - Aaron Szpinner est au centre (avec la blouse blanche) |
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Hanouka à Schirmeck | |
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Yehochoua Szpiner et sa famille
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Originaires de la région de Cracovie en Pologne, Yehochoua Szpiner et de son épouse Esther ont quatre enfants : Aaron, Kalia-Haia, Sara-Rivka et Miryam. C’est une famille religieuse et sioniste. Le père, engagé dans la vie communautaire est lié à la 'hassidouth de Belz (1) tout en étant actif au sein du mouvement sioniste religieux Mizra’hi (2).
Au milieu des années 30, les Szpiner connaissent des revers de fortune alors que l’antisémitisme se renforce en Pologne. Ils s’installent alors à Cracovie en 1934 et s’adonnent au commerce. Yehochoua et son frère ont une belle voix et rehaussent ainsi les offices à la synagogue. Lorsque la guerre éclate, Aaron s’enfuit vers l’est, dans le but de rejoindre la Palestine, mais il est arrêté par le KGB et envoyé en Sibérie. Les portes du Ghetto de Cracovie se referment sur le reste de la famille.
Mais Yehochoua et Esther réussissent à confier leurs deux grandes filles à une famille polonaise contre une forte somme d’argent. Le couple et leur dernière fille, âgée de trois ans environ resteront trois ans dans le ghetto. Par la suite, Yehochoua est arrêté sur son lieu de travail et déporté mais il réussit à sauter du train qui le mène vers l’extermination. Esther quant à elle, se sauve avec sa fille et ses parents. Le petit groupe est caché quelques temps par une famille dans la commune de Markov proche de Cracovie avant de s’enfuir sous la menace des Allemands. Durant une froide nuit de mars alors que la neige tombe en abondance, de généreux paysans acceptent de les héberger et ils sont définitivement sauvés. Les Szpiner apprendront malheureusement à la fin de la guerre que leurs deux grandes filles ont été dénoncées et assassinées (3).
Après les hostilités, Yehochua qui a survécu, considère qu’il est de sa responsabilité d’aider à retrouver les enfants juifs cachés et sauvés grâce à des familles ou des institutions chrétiennes et qui, s’ils ne sont pas réclamés par des proches ou des responsables communautaires, risquent de quitte le judaïsme. Yehochoua s’intègre aux équipes du mouvement Mizra’hi qui pourvoit aux besoins des jeunes rescapés rassemblés dans un premier temps dans des maisons d’enfants notamment à Lodz et à Karkov. Mais le travail est immense car un grand nombre de jeunes sont encore disséminés sur le territoire polonais. C’est ainsi que Yehochoua Spiner se joint à l’entreprise du Grand rabbin Isaac Herzog.
Le train des enfants de Rav Herzog
Fin janvier 1946 le grand rabbin ashkénaze de Palestine, Yitzhak Halevi Herzog (1888-1959) (4) entreprend un voyage en Europe pour tenter de mettre sur pied, avec le soutien des organisations juives, des équipes chargées de repérer les enfants juifs restés dans leurs familles d’accueil et, le cas échéant, les aider à gagner la Palestine. Rav Herzog commence par rencontrer le pape et le chef du gouvernement italien. Au mois de juin de la même année il séjourne à Paris en compagnie de Moché Schapira (1902-1970) et du rabbin Zeev Gold (1889-1956) dirigeants de l’organisation mondiale du Mizra’hi pour "repérer et récupérer les enfants orphelins."
Durant son passage dans la capitale française il obtient du président du conseil Félix Gouin cinq cents visas de transit pour les adultes en provenance de Pologne et des camps de personnes déplacées (5). Félix Gouin est par ailleurs aussi disposé à aider le grand rabbin dans son entreprise de sauvetage d’enfants. Rav Herzog continue son périple et tente de rallier à sa cause chefs d’états et ministres de Suisse, de Belgique et de Hollande avant de se rendre en Allemagne où il rend visite et apporte son soutien aux juifs résidant encore dans des camps de personnes déplacées à la suite du conflit mondial. Il s’entretient aussi et avec le commandant en chef de la zone américaine et avec le directeur de l’UNRWA, qui était alors un organisme chargé de la protection des réfugiés.
Après ces diverses rencontres et fort de quelques appuis, le grand rabbin Herzog arrive à Prague le 25 juillet 1946 où il entreprend des négociations avec des délégués de l’UNRWA et les représentants du gouvernement tchèque, pour mettre en place l’accueil provisoire des petits réfugiés polonais sur place à Prague. Le grand rabbin compte faire ainsi passer environ 750 enfants, et 500 élèves de yechiva polonais en Tchécoslovaquie pour les convoyer ensuite vers la France et la Belgique. Il pense en outre obtenir de la puissance mandataire anglaise les certificats d’immigration nécessaires et donner aux rescapés la possibilité de monter légalement en Eretz Israël. Mais, comme il faut entre temps parer au plus pressé le Rav Herzog s’efforce d’obtenir dans un premier temps des permis de séjour provisoires et les subventions nécessaires pour l’ensemble de ces jeunes rescapés, en Tchécoslovaquie. Les autorités tchèques contribuent ainsi à la protection des enfants le pays étant moins hostile aux juifs que la Pologne, pays où le risque de pogrome reste toujours très présent.
Cette étape une fois franchie avec succès, Rav Herzog se rend en Pologne, où il rencontre des responsables gouvernementaux pour y regrouper en toute sécurité, les jeunes rescapés avant de leur faire gagner Prague. Il apporte avec lui l’aide matérielle collectée auprès des organisations juives pour parer aux frais qu’occasionnent la recherche des enfants et leur acheminement en divers lieux de regroupement. De nombreux membres du Mizra’hi, et d’autres mouvements sionistes se lancent alors dans une immense entreprise de récupération d’enfants et d’adolescents sous la direction effective d’Isaïe Druker (1914- ) lui-même mandaté par l’Aumônier général des forces polonaises, le rabbin David Kahana (1903-1998). Le grand rabbin Herzog se rend à Varsovie à Lodz et à Katowice pour veiller au bon déroulement du regroupement des jeunes rescapés. C’est ainsi que le fameux "Train Herzog" arrive à Prague le 22 août 1946 (6).
Deux jours plus tard, le grand rabbin prend l’avion pour Paris, afin de préparer le séjour des enfants sur le sol français. Entre temps, il réalise que cette étape sur le chemin de la Aliya des jeunes sera plus longue que prévu car l’Angleterre refuse pour l’instant, de leur attribuer les précieux certificats d'immigration. Après avoir attendu durant trois semaines à Dablice (un quartier de Prague) les jeunes arrivent enfin en France en novembre 1946. "Ils sont répartis de la manière suivante dans les homes d’enfants organisés dans ce but : 200 à Aix-Les-Bains, 180 à Strasbourg et Schirmeck, 80 à Fublaines et 25 à Champcevinel près de Périgueux" (7).
Les divers organismes (Agoudath Israël (8) , Gordonia etc.) qui se sont occupés des enfants en Pologne aux côtés des délégués du Mizra’hi et les ont pris en charge durant cette opération de sauvetage, les reçoivent aussi en France (9). D’après l’introduction de l’album publié sur le site 5000 enfants auraient, ainsi gagné la France en plusieurs vagues mais les enfants encadrés par le Mizra’hi dont nous parlons ne sont pas plus de 250. En réalité les organisateurs sont dans une incertitude quasi absolue, car personne ne sait combien de temps durera leur séjour dans l'Hexagone (10).
Grâce aux contacts établis par Rav Wolgelernter (Suisse) et Rav Eilinson représentants du grand rabbin Herzog, les enfants sont logés en Alsace dans deux structures dont l'une, située à Schirmeck, est dirigée par Yehochoua Szpiner. La seconde maison, destinée aux plus âgés est établie dans l’ancien orphelinat de jeunes filles, rue Sellenick à Strasbourg et qui n’a pas encore repris ses activités. Aaron le fils de Yehochoua et Esther Szpiner, les rejoint à Schirmeck, avant de partir pour la Palestine (11).
Malgré les conditions générales difficiles au plan matériel d’après-guerre et alors que des restrictions diverses sont encore en vigueur, les strasbourgeois reçoivent ces groupes dans de bonnes conditions comme en témoigne le récit de Rivka Schrager (1933) une des jeunes protégées du groupe de Schirmeck, qui se souvient de l’accueil chaleureux de ces jeunes sur les quais de la gare de Strasbourg (12) et de l’atmosphère heureuse qui règne dans la maison.
Strasbourg
En amont, cet accueil est soutenu par le Children Rescue inc. ou Vaad Hahatzala, dont l’antenne parisienne est dirigée par Sam Lévy (1884-1966), président de la Communauté israélite de la stricte observance (CISO) de la rue Cadet. Le chef d’entreprise strasbourgeois Henry Bloch (1894-1981) (13) un des fils du rabbin Armand Bloch de Saverne contribue aussi de façon significative à l’installation des jeunes à Strasbourg pour les grands et à Schirmeck pour les petits. La directrice administrative, au niveau alsacien est Blanche Alexander (14).
Par ailleurs si nous nous référons à la copie du télégramme de remerciements adressés par Rav Herzog au rabbin Abraham Deutsch et au président du Consistoire israélite du Bas-Rhin, Lucien Cromback, nous apprenons que les instances officielles du judaïsme strasbourgeois apportent également leur concours à cette opération hors norme, ne serait-ce qu’en facilitant la mise à disposition des locaux (15).
Plus généralement, surtout des points de vue organisationnel et administratif le rabbin René Kapel qui joue un rôle important au sein du Mouvement Mizra’hi en Europe dont le siège est à Paris, participe également à la mise en place de ces institutions (16). Dans ses souvenirs le rabbin Kapel précise que : "Les homes de Strasbourg et de Schirmeck ont comme directeur un excellent pédagogue, nommé Kalman Binyamini (17) envoyé par le Hapoël Hamizra’hi d’Eretz-Israël. (Binyamini) dirige ces deux maisons avec succès aidé dans sa tâche par d’excellents éducateurs venus de Pologne avec les enfants".
A Strasbourg, 104 enfants sont répartis en quatre classes et suivent une scolarité complète. L’emploi du temps comprend des cours de ‘Houmach-Pentateuque avec le commentaire de Rachi, l’étude des prophètes et de la ‘Halakha (loi rituelle). Ils apprennent aussi l’Ivrith (l'hébreu moderne), l’anglais, les mathématiques et l’histoire juive, enseignement complété par des leçons sur l’histoire du sionisme et la géographie d’Israël. Comme leur séjour alsacien ne doit durer que quelques mois et que les responsables ont pour objectif premier de leur donner accès rapidement à l’hébreu moderne pour faciliter leur intégration en Palestine, les jeunes déplacés ne fréquentent pas les écoles de la capitale alsacienne. Néanmoins, un enseignant leur apprend quelques bases de la langue française, sans que les jeunes puissent vraiment parler le français.
Une Yechiva ketana, une école d’études juives intensives comptant vingt-cinq adolescents, fonctionne également sous la direction de Meir Weissblum (18) dans le bâtiment de la rue Sellenick, où logent à la fois des groupes de filles et de garçons. Certains jeunes se forment à des carrières professionnelles comme la menuiserie pour les garçons et la couture pour les filles à l’école ORT toute proche, institution qui a également repris ses activités. Certaines filles suivent en sus une formation sanitaire. En retour, et pour remercier le comité d’accueil, les enfants tiennent à recevoir les membres de la Communauté qui les hébergent au cours de diverses manifestations festives, comme par exemple celle du 13 juillet 1947, où sont montées des pièces de théâtre (19).
Une tâche immense
Les enfants sont en proie à des difficultés multiples au plan émotionnel et psychologique comme en témoigne la lettre adressée à Madame Alexander, la responsable administrative, le 3 février 1947 par le médecin délégué du Vaad Hahatzala qui décrit ainsi la situation dans laquelle se trouvent certains enfants : "Ces dernières semaines je fus souvent appelée la nuit auprès d’enfants malades pour cause de diverses crises nerveuses comme des palpitations cardiaques ou des crises d’hystérie." Selon ce médecin, il est essentiel, que ces enfants pour la plupart victimes d’un "épuisement nerveux", retrouvent leur forme avant leur départ en Palestine d’une part, tout en tenant compte de leur stress post-traumatique, d’autre part. En conséquence, le médecin demande que l’instruction "n’ait lieu que le matin et ne dure pas plus de cinq heures" et ajoute que "l’après-midi doit rester libre afin de préparer durant deux à trois heures les leçons du lendemain. L’enfant ne doit pas non plus être occupé plus de 8 heures par jour" et il est important de bien protéger le sommeil des plus jeunes enfants (20).
Par ailleurs, ces jeunes qui ont souvent déjà passé plus d’un an ensemble forment des groupes assez soudés et redoutent d’être séparés à nouveau comme ils l’ont été de leur famille. A titre d’exemple, certains ont du mal à comprendre pourquoi une partie de leurs amis a été envoyée dans une autre structure, en l’occurrence à Fublaines en région parisienne à plus de quatre cents kilomètre de Strasbourg, et demandent souvent aux éducateurs à revoir leurs camarades. Ces petits rescapés, ont sans aucun doute, forgé entre eux de forts liens affectifs sécurisant depuis Lodz ou Prague et cette nouvelle rupture les angoisse. Ceci est d’autant plus vrai qu’ils forment, aux dires d’un éducateur, "depuis le jour où ils sont arrivés chez nous une seule et grande famille d’orphelins." (21)
En outre, au niveau médical, la malnutrition chronique et les mauvaises conditions de vie passées ont fragilisé la santé de nombre de ces jeunes ; et à une époque où la pénicilline n’est pas encore courante, on craint beaucoup qu’ils ne contractent la tuberculose. Tous les enfants sont donc soumis à de fréquentes radios des poumons. La jeune Rivka Chrager, qui tousse régulièrement et dont les examens médicaux ne sont pas bons refuse, avec d’autres enfants, de se laisser hospitaliser au sanatorium de Schirmeck. Face à cette peur panique de l’abandon, les médecins acceptent de confier les soins quotidiens des jeunes aux cadres de l’institution tout en exerçant un suivi médical deux fois par semaines au sanatorium (22).
Schirmeck
La direction du groupe de Schirmeck est confiée, nous l’avons dit, au couple Szpiner. Le bâtiment dans lequel sont logés les petits protégés du Mizra’hi abrite avant-guerre une colonie de vacances, fondée en 1921 sous l'impulsion d’Henry Lévy (1871-1937), vice-président du consistoire israélite du Bas-Rhin (23) et qui, jusqu’au début des hostilités, reçoit de nombreux enfants juifs pendant les vacances. Le bâtiment sert d’hôpital sous le régime nazi jusqu’en juillet 1945. Il est ensuite transformé en centre de convalescence pour les militaires de la Première armée française. Ainsi cette belle et grande demeure accueille, durant un peu plus d’un an : de novembre 1946 à la fin de l’année 1947, une grande partie des 200 jeunes pris en charge avec les concours des instances strasbourgeoises.
Yehochoua Szpiner et son épouse s’occupent au quotidien des plus jeunes et leur prodiguent chaleur et amour, toutes choses qui leur ont fait défaut durant des années terribles. Les documents photographiques montrent la manière dont les éducateurs tentent de "ramener" ces jeunes à une vie normale rythmée par des moments festifs et les valeurs juives. D'ailleurs, la Maison se donne le nom de "Maison de l'enfant, Mizrahi et Torah veAvoda" (24).
Néanmoins, selon un des témoins, les responsables des maisons se plaignent à la direction du manque de matériel pédagogique mis à leur disposition. Ainsi dans une lettre datée de la période de Soukoth 1947, Yehochoua Szpiner commande à la direction du Mizra’hi à Jérusalem un certain nombre d’ouvrages religieux sans quoi dit-il "l’enseignement religieux de notre maison d’enfants ne peut être valable" (25). Par ailleurs le nombre d’éducateurs et d’enseignants semble nettement insuffisant d’autant que la tâche est immense car l‘accompagnement de ces enfants au niveau psychologique demande une attention de tous les instants (26).
Au plan général, il faut dans un premier temps faire prendre conscience à ces jeunes qu’une nouvelle vie est possible malgré l’absence de leurs parents et des nombreux membres de leur famille qui ont été déportés. Par ailleurs, certains enfants ont beaucoup de mal, et on le comprend, à tirer un trait sur les quatre années passées en milieu non-juif d’autant qu’ils doivent, somme toute, leur vie à ses Justes polonais qui se sont mis en danger pour les sauver. Et comme le dit René Kapel (27) : "L’enfant était souvent livré à un conflit de conscience, il avait à décider entre son attachement à ses parents adoptifs et l’amour filial et le respect qu’il éprouvait pour ses parents légitimes dont il avait, parfois, à peine le souvenir."
Petit à petit et avec beaucoup de précautions et de doigté les éducateurs tentent de faire entrevoir aux jeunes la possibilité d’un nouvel avenir dans le cadre d’une prochaine Aliya (montée en Israël) (28).
A la fin de l’année 1947, les deux entités de Strasbourg et de Schirmeck sont réunies et le groupe s’installe quelques temps encore à Vouzon, à une soixantaine de kilomètres à l’est de Blois dans le Loir et Cher. Comme en témoigne un des éducateurs : "Si on se souvient de l’état de ces jeunes arrivés à Lodz, il y a deux ans, et ce qu’ils sont devenus quelques temps plus tard en France, on ne peut qu’être profondément impressionné par leur évolution…et par le remarquable travail réalisé" par l’encadrement (29).
Quelques mois plus tard, les jeunes protégés du Rav Herzog, désormais revigorés, montent en Israël accompagnés de quelques enseignants et foulent du pied la terre de Palestine quelques mois avant la fondation de l’état d’Israël en mai 1948.
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