Novembre en Alsace. Saison des longues pluies. Brouillards,
gels, premières neiges. Dans le soir humide et glacé, mille
cierges aux mèches carbonisées luttent et meurent sous le
vent dans les cimetières chrétiens où pourrissent de lourds
bouquets de chrysanthèmes. C'est le temps de la Toussaint,
mais ce sont aussi les préparations pour Noël, les sapins
que l'on vend sur la place publique et que les mères de
famille décorent en secret de bougies, de fruits, d'étoiles
d'or ou d'argent.
Vers huit ou neuf ans j'associais
Hanoucca, la fête des lumières, aux cierges de la
Toussaint. Rite du souvenir, évocation de l'en-delà
glorieux de l'histoire d'Israël, au milieu des brumes, des
millénaires d'exil, du gel du présent ; mais aussi, aux
yeux des chrétiens comme des petites Juifs de ma bourgade
natale, Hanoucca, c'était une sorte d'Avent d'Israël,
l'annonce encore très humble d'une bonne nouvelle dans
l'exil. Hanoucca était devenu pour nous tous la Noël des
Juifs. Ce n'était pas la veillée funèbre des cimetières de
la Toussaint, avec leurs milliers de lumignons isolés dans
la nuit, qui achevaient de se consumer dans la pluie et le
vent, sur les tombes. Ce n'était pas non plus l'embrasement
magique, et presque païen, des grands arbres de Noël
odorants, bariolés, surchargés d'ornements, de la
chrétienté alsacienne.
Hanoucca, c'était, en plein hiver,
la résurrection précoce de la lumière printanière dans le
cadre étroit mais chaleureux du foyer ; une étincelle dont
la clarté allait s'accroissant de jour en jour dans le
cocon de la maison juive assiégée de bise et de nuit, où
déjà la neige tourbillonnait. Parmi ces murailles obscures
et les toits sinueux des vieilles bâtisses, au milieu de
cet univers étranger et froid on voyait de loin en loin, au
rez-de-chaussée d'une demeure, luire dans l'entrebâillement
hésitant d'un volet les petites langues de feu qui se
reflétaient sur les branches cuivrées des chandeliers de
Hanoucca. Éclosion de la lumière intime, d'une clarté
cachée, morte peut-être, mais soudain revenue, réapparue,
au milieu du froid et de l'ombre dans la chambrette
surchauffée où l'on se tenait en hiver.
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Parfois des enfants chrétiens du voisinage étaient admis, à côté de deux ou trois petits Juifs de ma connaissance, à écouter la lourde melopée hébraïque d'Alsace, à contempler ces mystères du foyer israélite, où l'on entendait, dans l'obscurité qu'envahissait la lueur rousse des chandelles, résonner des noms étranges, Mathatias, Judas Maccabée, Antiochus Epiphane, le général Nicanor, que sais-je ? tout cela dans le crépitement des petites mèches neuves mordues par la flamme, qui laissaient échapper une fumée à la fois âcre et délicieuse. Cette fumée se mêlait au parfum des pelures de pommes qui se tordaient en brûlant sur la bordure de fonte du grand poêle de faïence jaune et bleu, dressé avec sa couronne de bronze ternie, dans un coin, au fond de la chambre ; on y voyait luire la braise du charbon, à travers les minuscules fenêtres de mica du poêle.
Les flammes du chandelier de Hanoucca, posé sur la tablette de la fenêtre derrière les volets mi-clos, allaient se réfléchir sur le mur, de l'autre côté de l'étroite salle de séjour, dans le miroir concave en cuivre rouge d'une très vieille bassine à eau, surmontée de son tonnelet à bonde de laiton ciselé. En usage pendant des siècles parmi les Juifs d'Alsace, cet objet rituel, nommé Guisef avait passé de génération en génération dans ma famille maternelle. On s'en servait encore, dans mon enfance, pour l'ablution cérémoniale des mains aux grands jours de fête, en particulier au Séder de Pâque. Les bourgeons de métal jaune éclosaient au bout des branches étincelantes de la Hanoukiah comme aux extrémités d'un arbre de feu, puis semblaient se fondre en une grande fleur couleur de pourpre qui flottait sur l'oeil de cuivre incendié de la bassine, lançant ses éclats assombris, dégradés comme ceux d'un brasier mourant, dans la vaste pénombre familiale.
Couchés sur le tapis près du poêle, nous restions ainsi sans un mot, dans la chaleur et le noir, à voir monter, vivre, et s'étioler peu à peu les flammes du chandelier, croquant à belles dents des biscuits aux mandes et des gâteaux fourrés de fruits et de noix, préparés spécialement pour la circonstance. Le craquement de ces croustillantes délices se mêlait au grésillement des mèches, dont les lueurs vacillantes s'effaçaient peu à peu dans la nuit, absorbées par l'avidité de nos regards d'enfants qui s'ouvraient sur la magie discrète, mais pénétrante, de la fête.
Cette lumière intérieure ne s'est pas perdue au fond des jardins noirs dévastés par le froid, dans le brouillard du dehors. Elle est demeurée tout entière dans mes yeux qui jadis la recueillirent pour la première fois, et n'ont cessé, depuis lors, d'en connaître l'éblouissement silencieux.
Extrait de Un panier de houblon, Tome 1, pp. 27-30, Editions Jean-Claude Lattès 1994.
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