HANOUKA EN ALSACE
par Jean-Jacques WAHL
Extrait de TRIBUNE JUIVE, supplément au n°180 (10 décembre 1971)



Alphonse Lévy : Hanouka
Evoquer Hanouka dans nos régions c'est appeler irrésistiblement à nos mémoires des images de froid et de neige. C'est aussi le souvenir d'une atmosphère chaleureuse où toute la famille est réunie autour de la menora. Personne n'a mieux rendu ces impressions que Claude Vigée dans Moisson de Canaan : "Hanouca, c'était, en plein hiver, la résurrection précoce de la lumière printanière dans le cadre étroit mais chaleureux du foyer ; une étincelle dont la clarté allait s'accroissant de jour en jour dans le cocon de la maison juive assiégée de bise et de nuit, où déjà la neige tourbillonnait. Parmi ces murailles obscures et les toits sinueux des vieilles bâtisses, au milieu de cet univers étranger et froid on voyait de loin en loin, au rez-de-chaussée d'une demeure, luire dans l'entrebâillement hésitant d'un volet les petites langues de feu qui se reflétaient sur les branches cuivrées des chandeliers de Hanouca. Eclosion de la lumière intime, d'une clarté cachée, morte peut-être, mais soudain revenue, réapparue, au milieu du froid et de l'ombre, dans la chambrette surchauffée où l'on se tenait en hiver (1)."

La nuit tombe rapidement. Les fidèles sortent de bonne heure de la synagogue et la veillée sera longue. Hanouca c'est avant tout la fête des enfants et dès que les bougies sont allumées "les enfants sautent et dansent dans les chambres splendidement illuminées. Quelques instants après, ils abordent leurs parents en leur tendant la main. Ceux-ci ont compris, et quelques pièces d'argent d'une valeur proportionnée à l'âge et au mérite des solliciteurs leur tombent aussitôt dans la main. C'est l'argent dit argent de Hanouca ; car dès ce soir et pendant huit jours, il faut que tout le monde s'amuse, grands et petits (2)."

Cette tradition est heureusement respectée de nos jours encore et les formes de réjouissance ne se sont guère modifiées avec le temps. Toutefois, une place plus importante est accordée au repas. Pour ces paysans qui, la majeure partie de l'année, doivent se contenter de repas frugaux chaque occasion de "célébration gastronomique" est attendue avec impatience. "Laissons d'abord tout notre monde prendre part, dans chaque maison, à un succulent repas dont la viande fumée - ainsi le veut l'usage - fait les principaux frais (3)."

Chaque famille prend son repas chez elle mais dès la fin du dîner commencent les visites. Voisins et amis, pendant huit jours, se rendent à tour de rôle les uns chez les autres. Très rapidement les hommes se mettent en route pour effectuer leur tournée ; plus tôt ils commenceront et plus de familles ils visiteront. "Mais écoutez : on frappe à la porte ; le chien aboie, la porte s'ouvre. Un homme couvert d'un manteau, chapeau sur la tête et une lanterne à la main, entre dans la pièce, se place près du poêle, et d'une voix plus ou moins harmonieuse chante un chant hébreu. C'est d'ordinaire quelque 'hazan en retraite ou quelque pauvre rabbi qui régale son auditoire du mooss zour... (4)
La chose faite, le chantre rallume sa lanterne qu'il avait éteinte en entrant, et il ne manque pas de passer devant le maître de la maison ; celui-ci le paie de sa peine et notre homme continue sa tournée au village (5)."

Bientôt tous les invités sont rassemblés. "On est en toilette de demi-fête ; les hommes, en redingotes ou en vestes de velours et en casquettes ; les femmes, en robes de mérinos avec des tabliers en taffetas noir ; les femmes mariées portent sur leurs tours remplaçant les cheveux, des bonnets de tulle chargés de rubans aux couleurs éclatantes et des chaînes de sûreté s'étalent autour de leur cou ; les jeunes filles sont en cheveux et portent, en guise de fichus, des foulards à grands ramages (6)."

Dans un coin les enfants jouent au "trendel", cette toupie dont l'origine et la signification exacte demeurent inconnues, tandis que les adultes jouent aux cartes. Si la coutume des parties de cartes s'est maintenue la façon d'y jouer a bien changé. Poker, ramis et belote ont depuis longtemps remplacé la bête, le valet, l'as, et qui se souvient encore de la bruyante reschoussé : "c'est une sorte de lansquenet villageois, en grande vigueur et en grand honneur dans le pays et parmi le monde juif seulement, pour le dire en passant (7)."

De longues heures durant les parties se prolongent et l'animation s'accroît mais, vers minuit le vacarme dû aux réactions des joueurs s'interrompt ou tout au moins s'atténue le jeu cesse et les rafraîchissements arrivent : "les maîtresses de maisons apportent elles-mêmes des corbeilles remplies de pommes, de poires, de noix et de raisins. Une immense miche de pain noir est placée au milieu de la table, et du vin blanc de la récolte dernière est servi dans de superbes cruches en terre cuite (8)."


Hanouka : dessin de Hermann Junker (détail)
Après cette dernière collation chacun s'en retourne au logis attendant le lendemain pour continuer la partie entamée. Il est des jours où le jeu est laissé de côté. Ces jours-là, petits et grands se réunissent "pour écouter quelque conteur alsacien, débiter ses récits, comme ces gens-là, maîtres passés en fait de narrations de ce genre, savent seuls les débiter avec un intérêt, une faconde sans pareils. Il va sans dire que ces récits doivent exclusivement rouler sur des sujets juifs, tirés, le plus souvent, des annales du Moyen Age, et ou le merveilleux joue un rôle considérable. L'assistance se tient dans la salle basse ; les luminaires du Hanouca brillent de tous côtés ; le poêle bourdonne pendant que la bise ébranle les contrevents. De temps à autre, on entend, au-dehors, un bruit de grelots, suivi d'un son strident : c'est quelque traîneau qui glisse sur la neige durcie dans la grande rue du village. Et l'on se serre, avec plus de plaisir encore, autour du conteur chargé par le maître de la maison de défrayer la veillée et d'intéresser les personnes présentes (9)."

Ces récits malheureusement, ne nous sont pas toujours parvenus. Les quelques recueils de contes dont nous disposons aujourd'hui n'en représentent qu'une infime partie. Que de trésors ont disparu en même temps que les petites communautés d'Alsace ! Certains se souviennent peut-être encore avec nostalgie des légendes que leur racontaient les aïeuls comme le grand-père de Claude Vigée : "Il racontait en patois judéo-alsacien, - présentant l'histoire antique à sa façon -, comment les Juifs d'alors avaient rossé les païens de Syrie déguisés en Grecs. Parfois des enfants chrétiens du voisinage étaient admis, à côté de deux ou trois petits Juifs de ma connaissance, à écouter la lourde mélopée hébraïque d'Alsace, à contempler ces mystères du foyer israélite, où l'on entendait, dans l'obscurité qu'envahissait la lueur rousse des chandelles, résonner des noms étranges, Mathatias, Judas Maccabée, Antiochus Epiphane, le général Nicanor, que sais-je ? tout cela dans le crépitement des petites mèches neuves mordues par la flamme, qui laissaient échapper une fumée à la fois âcre et délicieuse (10).

Considérée comme une sorte de 'hol hamoèd (11) hivernal la période de Hanouca est - comme Pessah et Soukoth - mise à profit pour les entreprises matrimoniales. "Alors a lieu ce qu'on appelle la freierei, en d'autres termes, l'entrevue matrimoniale. La famille est sous les armes. Le galant qui est descendu depuis vingt-quatre heures à peu près chez un de ses amis du village, arrive à une heure donnée, accompagné du Schadschenn (agent matrimonial), et soi-disant tout simplement pour présenter ses devoirs et amitiés aux personnes de la maison. Pauvre galant, malgré toutes les politesses dont on l'accable, comme on le toise, comme on le fait jaser, connue on le tourne et le retourne ! Il est tenu de plaire, non seulement à la belle, mais encore au père, à la mère aux aïeux, à la tante et aux cousines. Pour quelqu'un qui ne se sentirait pas sûr de soi, il y aurait de quoi demeurer cloué sur place ! Et l'on a vu des jeunes gens, tant cette épreuve les avait privés de tous leurs moyens naturels, après être restés debout pendant vingt minutes devant un poêle chauffé au rouge ou en face d'un banc de bois placé à côté, ne trouver, sous l'influence d'une timidité excessive, ne trouver d'autre exorde à leur conversation que celui-ci : 'ce feu est chaud' ; ou bien : 'ce bois est dur'. Et l'assemblée de se regarder, et le Schadschenn de filer sans rien dire et le prétendu de courir encore pour connaître les intentions de la belle !
D'autrefois, c'est la jeune fille qui se trouve sur la sellette ; cela arrive surtout si son éducation n'a pas été assez soignée ou si la nature s'est montrée ingrate envers son intelligence, ou encore, comme cela est assez fréquent chez nous, si elle est peu au courant de la langue nationale et que le galant au contraire parle le français.
Si l'entrevue est couronnée de succès alors la joie règne dans le hameau, et le sujet de conversation est tout trouvé pour au moins huit jours (12)."

Notes

  1. Claude Vigée : Moisson de Canaan.
  2. Daniel Stauben : Scènes de la vie juive en Alsace, p. 215.
  3. D. Stauben, p. 216.
  4. Mooss zour : de l'hébreu Maoz Tsour ("Telle est la force du du Rocher") - hymne chanté lorsqu'on allume les lumières de Hanouca.
  5. D. Stauben, p. 216-217.
  6. Stauben, p. 217-218.
  7. D. Stauben, p. 218.
  8. D. Stauben, p. 220.
  9. D. Stauben, p. 222-223.
  10. Claude Vigée : Moisson de Canaan, p. 110-111
  11. Hol hamoèd : jours de demi-fête, intermédiaires entre le début et la fin des fêtes de Pessa'h et de Soukoth
  12. D. Stauben, p. 220-222.


Judaisme alsacien
© A. S .I . J . A .