La Maison HEUMANN
racontée par Isabelle Heumann
extrait de ECHOS UNIR n° 311 - mars 2021

L'établissement Heumann, dirigé par la famille du même nom depuis plus de 110 ans, est l'une des trois dernières entreprises en France à produire du pain azyme.
Cette année encore, la fabrication des Matsot pour Pessah s'est effectuée sous la surveillance du Beth-Dîn de Strasbourg.
Depuis la boulangerie traditionnelle fondée en 1907 à l'actuelle entreprise, Isabelle Heumann, sa Directrice générale qui incarne également la quatrième génération de la famille, nous présente un récit passionné et passionnant...

De la boulangerie traditionnelle...

La Maison Heumann a été fondée en 1907 à Soultz-Sous-Forêts par mon arrière-grand-père Max. L'entreprise a au cours du temps déménagé mais jamais quitté le village. À l'origine, c'était une boulangerie traditionnelle, qui avait la particularité de porter non pas le nom de mon arrière-grand-père mais celui de mon arrière-grand-mère Bertha : les femmes oeuvraient bien souvent dans l'ombre mais pour une fois, ce n'était pas le cas !

Il y avait au début du siècle dernier une Communauté juive assez importante à Soultz-sous-Forêts, et mon arrière-grand-père produisait quelques Matsot à l'époque, mais plus dans l'objectif de fournir ses amis que de se lancer dans une importante production.

Bertha et Max Heumann ont eu un fils, Paul, qui était donc mon grand-père. Paul s'est marié, et avec son épouse Berthe, a repris la boulangerie jusqu'au début de la seconde guerre mondiale. Mon grand-père aurait pu choisir une autre voie professionnelle, mais mon arrière-grand-père Max lui a demandé de reprendre la boulangerie familiale, et à cette époque, on disait soit "oui", soit "oui" à son père, mais certainement pas "non" !

Durant la Seconde Guerre mondiale, Paul et son épouse se sont cachés à Clermont-Ferrand chez un confrère boulanger. Ma grand-mère Berthe travaillait dans une mercerie tandis que Paul travaillait comme boulanger et fabriquait des Bredala, nos traditionnels petits-gâteaux alsaciens perçus comme "exotiques" à Clermont-Ferrand et par conséquent très appréciés ! Mon arrière-grand-père Max a également survécu en étant caché près de Limoges, mon arrière-grand-mère Bertha est quant à elle décédée durant le conflit.

Paul et Berthe Heumann sont revenus à Soultz-Sous-Forêts en 1945, mais le village a très largement été bombardé, en partie par les Alliés pour stopper la progression allemande. La boulangerie familiale a quant à elle été totalement détruite.

En 1945, Paul Heumann se tient
devant la boulangerie familiale en ruines.
"C'est une photo qui a beaucoup de
valeur pour moi. Quand j'ai un coup dur,
je me mets devant cette photo et je me
dis que ça fait relativiser les choses."
  "La fabrication de Matsot dans
l'usine de mon grand-père en 1950.
Le petit garçon, c'est Guy Heumann,
mon papa, et à sa droite, l'homme
avec le béret et une veste, c'est
Paul Heumann, mon grand-père."

... A la fabrication de pain azyme !

Paul a donc reconstruit sa boulangerie, et quasiment un an plus tard, il s'est mis en quête d'une activité complémentaire, la boulangerie connaissant un creux d'activité entre janvier et mars. Il a eu l'opportunité de reprendre la manufacture de Matsot de Muttersholtz, près de Sélestat : il a délocalisé cet atelier à Soultz-Sous-Forêts et a construit un hall à l'arrière de la boulangerie pour l'y installer. Une partie des salariés de Muttersholtz s'est par ailleurs installée à Soultz-Sous-Forêts. L'atelier était opérationnel à partir de 1949, et c'est ainsi qu'a démarré la production de Matsot, à l'origine uniquement pour Pessah. Mon grand-père Paul avait déjà une certaine vision pré-industrielle et avait pensé et conçu son usine par différents postes et avec un certain sens de l'organisation.

Mon grand-père est tombé gravement malade à la fin des années 60 et est décédé d'un infarctus en 1972. Ma grand-mère s'est retrouvée seule à la boulangerie, et mon père Guy a dû arrêter ses études pour devenir maître-boulanger, maître-pâtissier et maître-confiseur.

Mon père a rencontré dans l'intervallema mère, qui était monitrice à Soultz-Sous-Forêts tandis que papa était le "Judebeck" ("le boulanger juif" en alsacien) qui livrait les petits pains à la colonie. Ma mère est tombée sous le charme du boulangeret de ses petits pains au chocolat !

Mes parents ont donc repris la boulangerie : ma mère a rapidement dit à mon père que l'atelier de production de Matsot, qui ne tournait que trois mois par an, devait soit être rentabilisé pour tourner toute l'année soit être abandonné. C'est le genre de défi que mon père apprécie : pour lui, hors de question d'arrêter la production de Matsot ! Il a donc proposé du pain azyme en dépôt-vente dans les supermarchés de la région, proposant une alternative à la biscotte qui dans les années 70 n'était pas encore concurrencée par les crackers, et mettant également en avant l'aspect plus diététique du pain azyme, qui ne contient ni matière grasse, ni sel, ni sucre.

En 1974, au Salon International de l'Alimentation : "C'est quoi ce pain italien ?"

En 1974, mes parents ont participé pour la première fois au Salon International de l'Alimentation de Paris, qui reste la grand-messe européenne pour les produits alimentaires. Mes parents ont été très impressionnés, ils occupaient un petit stand de 6m2 avec une boîte de pain azyme et une recette, coincés entre Poulain et Banania ! Ils ont en tous cas beaucoup appris de ce salon : il y avait d'une part un préjugé qui qualifiait le pain azyme comme "pain des Juifs", et d'autre part, les couleurs des boîtes de pain azyme - vert, blanc et rouge pour les couleurs de Soultz et de la boulangerie familiale - leur ont valu énormément de réflexions comme "C'est quoi ce pain italien ?" !

Isabelle HEUMANN,
la 4e génération de la famille
© Edith-deco-photo.com
Fort de cette expérience, mon père a créé la marque "Croustia", qui existe encore de nos jours, pour dissocier le pain azyme de son contexte religieux - il en a par ailleurs souffert, ayant été accusé de désacraliser les Matsot. Il a en outre changé les couleurs des boîtes pour des coloris plus champêtres.

Ce salon a vraiment tenu un rôle de déclencheur. À partir de ce moment, mes parents ont débuté la commercialisation du pain azyme dans les grandes surfaces ainsi qu'à l'international. Ils ont rapidement conquis les marchés limitrophes. En 1985, 40% de la production était déjà destinée à l'export, ce qui a valu à mes parents le Grand Prix national de l'exportation artisanale.

Du pain azyme aux produits diététiques...

L'entreprise a depuis continué de grandir. La production actuelle s'exporte à 70% à l'international, dans une trentaine de pays et presque sur tous les continents.

A la suite de mes études, je suis entrée dans l'entreprise en 1996 : je me destinais plutôt à une carrière dans le journalisme mais mon stage de dernière année dans une boulangerie industrielle dans la Ruhr m'a extrêmement plu. À la fin de cette expérience, je me suis posé la question, pourquoi ne pas tenter l'aventure dans l'entreprise familiale ?

Après en avoir discuté avec ma mère, je suis allée voir mon père dans son bureau et lui ai demandé s'il était d'accord pour que je puisse travailler avec eux, ce à quoi il m'a répondu : "Tu me fais une lettre de motivation et on en reparle". Je suis passée par trois entretiens au cours desquels mon père a décortiqué ma candidature pour connaître les raisons qui me poussaient à vouloir entrer dans l'entreprise familiale et quelle vision j'avais de mon travail. Après ces entretiens, d'un commun accord, j'ai commencé à travailler au sein de l'Entreprise familiale et j'y ai fait tous les métiers, avec une période d'essai de deux ans. Production, expédition, logistique, comptabilité, approvisionnement, achats, commercial, finances, je suis vraiment passée par tous les métiers. Cela a bien fonctionné, j'ai eu énormément de plaisir à travailler avec mes parents.

L'histoire s'est malheureusement répétée : mon père a fait un infarctus assez grave et a été obligé de s'arrêter de travailler assez brutalement. Je travaillais déjà dans l'entreprise depuis dix ans mais il n'était pas prévu que j'en prenne la direction si tôt. J'étais sur le point d'accoucher, mon père était en réanimation, d'importantes négociations commerciales étaient en cours : je me suis retrouvée avec tout sur les bras. Ma mère, qui s'occupait des finances et des ressources humaines, m'a dit qu'elle me soutiendrait du mieux possible, mais qu'elle n'avait pas les compétences pour assurer la partie commerciale et qu'il fallait que je me débrouille : je me suis donc retrouvée les deux pieds dedans, mais c'est de cette manière qu'on apprend le plus!

Cela fait maintenant quatorze ans que j'assure la Direction Générale, en étant entourée par une équipe de grande valeur et en continuant d'apprendre sur le terrain.

Nous avons depuis mis en place une équipe "Recherche et Développement" comptant cinq personnes, nous sortons entre cinq et dix nouveautés par an. Actuellement, les Matsot pour Pessah représentent 18% du volume total. Tout le reste de la production a été de l'ajout et du développement. Nous travaillons avec de nombreux marchés : grande distribution, laboratoires pharmaceutiques pour l'élaboration de produits de régime ou des produits spécifiques pour les régimes alimentaires contraints, des produits sur mesure pour des épiceries fines...

Isabelle Heumann est l'invitée de l'émission "Culture et patrimoine :
les Matsot de Soultz : une histoire de père en fille..." du 15 mars 2021.
Le panel est extrêmement large !
Nous comptons actuellement 25 collaborateurs dans une usine hyper-robotisée, qui nécessite trois personnes pour faire tourner une ligne de production. Nous n'avons licencié personne lors de la robotisation de l'entreprise : il y a eu beaucoup de reconversion, avec des agents formés au contrôle-qualité et autonomes.

La Maison Heumann qui est partie d'une recette en compte aujourd'hui 80 différentes !
Nous nous inscrivons également dans une démarche de travail local puisque l'essentiel de nos fournisseurs sont situés dans un périmètre de 150 km autour de l'usine.

Les femmes de la Maison Heumann, de l'ombre à la lumière

Dans l'histoire de ma famille, nous avons toujours eu des femmes qui ont oeuvré dans l'ombre, en dehors de mon arrière-grand-mère Bertha.

Actuellement, il y a une vraie parité dans l'usine, y compris dans les postes de décision et sans que je sois partisane de la discrimination positive : la direction des achats, commerciale, qualité ainsi que celle des finances et ressources humaines sont occupées par des femmes tandis que les hommes occupent des postes de décision dans l'industriel, la production et la maintenance.

Je mets enfin un point d'honneur à ce que les femmes puissent à la fois faire des enfants et faire carrière, pour reprendre une expression que j'apprécie beaucoup ! J'essaie de faire en sorte d'aménager les postes et de faire en sorte que chacune puisse s'y retrouver et combiner ces deux aspects. Cela demande de l'équilibre et de la flexibilité mentale, c'est compliqué mais c'est faisable !

C'est bien de la diversité que naît la richesse d'une équipe !


Traditions Judaisme alsacien Pessah
© : A . S . I . J . A.