Rencontre avec David BLOCH
Production de viande Casher : jusqu'à quand ?
par Gabrielle ROSNER
Extrait de ECHOS UNIR, n° 311- MARS 2021


Rencontre avec David BLOCH, co-gérant avec son frère Joël et sa soeur Sophie des établissements Marcel MULLER à Haguenau, entreprise spécialisée dans le travail de la viande.

C'est une belle histoire d'entreprise familiale, qui a évolué à partir d'un savoir-faire et d'un métier typique des Juifs d'Alsace, celui de "Beïmesshaendler", marchands de bestiaux, métier que pratiquaient les Bloch du côté de Dauendorf et de Haguenau dans le Nord de l'Alsace depuis - au moins - 1789.

Une photo en noir et blanc montre Alfred Bloch posant fièrement avec ses employés et leurs bêtes en grande tenue, devant la "Alfred Bloch Metzgerei", ("boucherie" en allemand) en 1900 à Haguenau. Quatre générations se sont succédées depuis, jusqu'aux co-gérants actuels, David et Joel Bloch et leur soeur Sophie, arrières petits-enfants d'Alfred.

Chaque génération aura développé à sa manière l'entreprise familiale, anticipant et accompagnant l'évolution et les modes de consommation de la viande. Jusqu'à aujourd'hui, ils accompliront avec conscience une vraie mission de service public au service de la population juive qui mange casher, en assurant l'abattage rituel au sein de l'Abattoir municipal de Haguenau dont ils sont les co-gérants, et depuis les années 90 au service de la population musulmane en assurant la production de viande Hallal.


Alfred eut quatre enfants : Jules, Marthe, Léon et Robert. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que la Société Bloch Frères avait été spoliée par les Allemands, Jules se fait embaucher par son ancienne entreprise, et deux ans plus tard en récupère la direction.
Les trois frères reprennent leurs activités dans le négoce, l'abattage rituel et la découpe de viande bovine et ovine. À Robert la responsabilité de la Boucherie familiale Grand-Rue à Haguenau. Une boucherie traditionnelle non-Casher, avec une petite partie Casher, destinée à la Communauté juive locale, qui fonctionnera jusque dans les années 80. Jules, quant à lui, sera grossiste en viande et s'occupera de l'abattage avec son frère Léon.
Quant à leur soeur Marthe, qui était partie aux USA avant la guerre, elle gérera un abattoir à Waco à côté de Dallas. Les frères s'associeront par la suite avec la Société MULLER, qui oeuvrait dans le même domaine d'activité, et en 1973, naitra la Société Marcel Muller et Cie.

La génération suivante prendra le relais en la personne de Marc Bloch dit "Minou Bloch", (décédé en 2005), père des actuels gérants, qui deviendra PDG au début des années 80, et qui sera en 1985 à l'origine de l'indus trialisation de la vente de viande Casher. Il développera notamment la livraison à domicile dans toute la France de caissettes de viandes sous vide. C'était avant Internet, avant Amazon, et on peut dire que Minou Bloch aura fait preuve d'un esprit d'anticipation certain. C'est également à cette époque que l'Entreprise Marcel Muller commencera à travailler avec le Consistoire Israélite du Bas-Rhin et donc à vendre de la viande labellisée par le Beth-Dîn de Strasbourg.

La vie de l'Entreprise, David et Joël Bloch, 48 et 50 ans, en ont été les observateurs privilégiés, dès leur plus jeune âge.
"Dès 10 ans, on accompagnait notre père dans son travail. On a vite commencé à l'aider, par conséquent nous connaissons tous les postes de travail et en cas de besoin nous pouvons remplacer n'importe qui", affirme David qui est co-gérant de l'Entreprise familiale depuis 26 ans, avec son frère, sa soeur et deux associés, Ilan et Albert. Levés à 3h50 "au plus tard", présents au travail entre 4h et 5h - Joël est actuellement à 4h au travail pour assurer la sélection de marchandises, les frères Bloch rejoignent dans la nuit depuis Strasbourg où ils vivent, "leur" établissement.

Pour y accéder, avant d'arriver à Haguenau, il faut emprunter un chemin goudronné, au bout duquel s'élèvent de vastes bâtiments blancs anonymes, dont seuls des quais de chargement trahissent l'activité industrielle. Ici se trouvent côte à côte l'abattoir municipal et les bureaux de l'entreprise. Les camions frigorifiques se succèdent et chargent la marchandise qui va être livrée dans toute la région, dans les épiceries et boucheries Casher, mais aussi boucheries traditionnelles non-Casher, supermarchés, et boucheries Hallal.

De l'animal à la viande

"Nous sommes le dernier abattoir juif de France !" remarque David en enfilant sa blouse blanche pour démarrer la visite. "Notre travail est de passer d'un animal vivant et sale à de la viande propre et consommable d'un point de vue sanitaire". Sale ?
"Évidemment ! Une vache traîne tout le temps dans la boue, et le cuir d'une vache est plein de bactéries".

Nous démarrerons donc la visite "à l'envers", en commençant par les salles "propres", en réalité très propres et aseptisées, où l'on trouve le produit fini, viande découpée en morceaux emballée sous vide, puis la salle où l'on met sous vide, puis celle où on découpe les morceaux, celle où sont triés les quartiers, celle où sont acheminées les bêtes qui viennent d'être égorgées... L'odeur forte et la vue de ces énormes carcasses suspendues m'impressionnent. Mieux vaut ne pas risquer le malaise et arrêter là la visite.

Mais continuons la discussion : D'où viennent les bêtes ? David est intarissable sur leur qualité. Et s'il ne va plus avec son frère sélectionner les bêtes de ferme en ferme, mais passe par des marchands de bestiaux, il sait exactement de quel élevage de la région Grand Est elles viennent (Saône-et-Loire, Alsace et Lorraine) et vante leur qualité bouchère. La majeure partie des bêtes est labelisable "Label Rouge".

Confirmation auprès de plusieurs gourmands : La viande Casher, en particulier à Strasbourg est de très bonne qualité et de plus possède une traçabilité que n'a pas la viande importée de l'étranger. Pourtant, l'avenir de la filière Casher en France est mis à rude épreuve (voir ci-dessous). Dans la bataille qui se joue auprès des assemblées politiques, entre règles religieuses et défense du bien-être animal, le rôle des spécialistes de la transformation du bétail en viande peut s'avérer déterminant et bien utile.

Abattage rituel : des chiffres et des faits

En termes de volume de bêtes abattues, l'abattoir de Haguenau est une petite structure, puisque sont abattus par an environ 5200 bovins, soit 0,2% de l'abattage total en France, qui représente actuellement environ 2 millions de bovins/an. Le pourcentage d'agneaux et de veaux abattus rituellement étant encore nettement plus faible.

"90% des bêtes sont abattues rituellement (70% pour le Casher et 20% Hallal) et 10% de manière conventionnelle, c'est-à-dire avec un étourdissement préalable. Or statistiquement sur 100 bêtes abattues rituellement 25 % sont déclarées Casher après vérification par le Choh'eth ; et le public juif ne consomme pas la moitié arrière de la bête - du moins en France car il y a matière à débat - ce qui fait au final 12,5% de viande propre à la consommation Casher. Par conséquent le reste de la viande, donc 87,5%, rejoint le circuit de vente non Casher".

D'où les soucis croissants de David et Joel Bloch, qui doivent faire face aux pressions des militants végans abolitionnistes et d'ONG comme l'OABA (Œuvre d'assistance aux bêtes d'abattoir), qui militent pour que tous les animaux soient étourdis avant d'être abattus pour leur éviter une souffrance inutile, contrairement aux lois religieuses de l'abattage rituel.
En outre, ces mêmes ONG font pression sur les gouvernements européens afin qu'il y ait une traçabilité à destination du consommateur, sur la manière dont a été abattu l'animal...
Sachant l'aversion que provoque le principe même d'abattage rituel, tant pour des raisons de conviction laïque que pour des raisons de défense des animaux... Autant de raisons de donner le tournis aux gérants de l'Établissement Marcel Muller.


Judaisme alsacien
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