Le cimetière juif de Frauenberg (suite)
Le Cimetière
Jusqu'à présent, aucun document n'a permis d'établir
avec certitude la date de la fondation du cimetière juif de Frauenberg.
On admet généralement la date de
1740, ce que semblent
confirmer nos recherches sur les lieux. Ces recherches permettent également
d'affirmer que le cimetière servait à l'inhumation non
seulement des juifs de la commune, mais aussi à ceux des communes voisines
comme Bliesbruck et d'autres communes de la vallée de la Blies, et
même à ceux de Sarreguemines avant l'inauguration de son propre
cimetière en novembre 1899.
1) Les stèles (en hébreu : matsevoth, en
judéo-alsacien : metseffe's)
Le cimetière de Frauenberg présente une grande variété
de stèles dont certaines frappent immédiatement le regard. Mais
les plus discrètes, celles qu'il faut chercher, et parfois dégager
de la végétation qui les dissimule au regard, sont également
les plus anciennes. On peut d'ailleurs penser que la terre a totalement
recouvert un grand nombre de ces stèles que seules des fouilles approfondies
pourraient remettre à jour. Malgré l'usure de la pierre,
nous avons pu déchiffrer quelques dates sur des stèles de la seconde
moitié du 18ème siècle :
- 5552, ce qui correspond dans le calendrier hébraïque à
1792
- 5545, soit 1785
- 5532, soit 1772
- 5516, soit 1756 (voir photo ci-dessous)
Stèle datant de 1756 (*)
|
|
Trois types de stèles. On remarquera que celle qui se trouve
au premier plan est montée à l'envers
|
|
(*)
Une pierre est mise en évidence sur la stèle
de gauche. A Frauenberg, comme dans les autres cimetières juifs, le visiteur
pourra s'étonner devant les petits cailloux qui parsèment les tombes,
traces matérielles laissées par les personnes venues là pour
se recueillir. Cette tradition se fonde sur le geste primitif accompli par Jacob
qui éleva un monument sour la tombe de Rachel (Genèse 35:20).
Ce monument devait servir de signe de reconnaissance aux enfants d'Israël
sur le chemin de l'exil. Cette tradition se perpétue jusqu'à nos
jours. Toute sépulture doit être marquée par un tertre de
pierres, évidemment très fragile dans le temps surtout lorsqu'il
est élevé dans une zone désertique. Aussi, chaque passant
a-t-il l'obligation religieuse d'entretenir ce monument précaire en y déposant
sa pierre.
Colonne tronquée
|
La caractéristique commune à toutes ces stèles est leur
sobriété : en dehors du texte en hébreu, elles ne portent
aucun décor et leur forme présente une grande rigueur : de ce
fait, la partie du cimetière où elles se trouvent se distingue
par son unité.
C'est une toute autre impression qui se dégage de l'ensemble
formé par les tombes du 19ème siècle, et plus particulièrement
celles d'après 1850. En effet, ici l'unité et la sobriété
sont oubliées au profit d'une grande diversité de formes
et de décors inspirés moins du judaïsme que du romantisme.
C'est ainsi que l'on trouve des pyramides, comme par exemple celle
de la tombe du Rabbin Bernheim que nous étudierons plus en détail
ultérieurement, des obélisques, comme ceux de la famille Grumbach
(voir ci-dessous "Les personnalités"). Pyramides et obélisques
sort des symboles du passage d'un monde à un autre, vers une vie
supra-temporelle.
Parmi ces stèles, on remarque également toutes sortes de chapiteaux
plus ou moins travaillés ; ces chapiteaux contrastent avec une autre
forme plusieurs fois utilisée dans le cimetière de Frauenberg
: il s'agit des colonnes tronquées. Cette troncature symbolise
la vie brutalement interrompue : elle est donc utilisée pour marquer
la sépulture de personnes jeunes comme, par exemple, celle de Henri Weill,
fils de Honel, ce jeune soldat artilleur du Régiment n°51 de Strasbourg,
mort en 1911 à l'âge de 21 ans. C'est également sur
ces pierres tombales du 19ème siècle que les décors sont
les plus variés et les plus riches.
On peut classer les décors en deux catégories essentielles selon
qu'ils sont typiquement juifs ou, au contraire, universels.
Les décors juifs :
-
Maguen David
|
Magen David (bouclier de David) ou étoile de David
: C'est une étoile à six branches, composées de
deux triangles équilatéraux entrecroisés. Cette étoile
est devenue le symbole du judaïsme à partir du 13ème siècle.
- Mains de Kohanim : certaines tombes portent, gravées
dans la pierre, des mains élevées en un geste de bénédiction;
ce symbole évoque la bénédiction des Kohanim (les
descendants d'Aaron consacrés à la prêtrise) qui
se fait mains réunies par les pouces, doigts écartés
de manière particulière. Cette pratique repose sur les versets
22 et 23 du chapitre 6 du livre des Nombres (en hébreu, Bamidbar)
: "l'Eternel parla à Moïse et dit :Parle à Aron
et à ses fils et dis-leur ; Voici comment vous bénirez les enfants
d'Israël..."
La présence de ces mains sur une stèle signifie donc que le
défunt appartenait à cette catégorie de prêtres.
Ces prêtres sont les représentants de D-ieu. Or, la Shekhina
(la présence divine) "se tient derrière notre muraille,
à regarder par les fenêtres, à observer par le treillis"
(Cantique des Cantiques 2:9). Aussi les Kohanim forment-ils de leurs
mains un treillis, en écartant les doigts ; le public ne doit pas les
regarder car ce serait vouloir regarder la Shekhina.
- Aiguières des Lévites : il s'agit d'un
vase destiné à contenir des liquides. Ce vase, dont la forme
peut varier, rappelle le geste des Lévites chargés de verser
sur les mains des Kohanim l'eau purificatrice avant la bénédiction.
La présence d'un tel vase sur une stèle signifie que le
défunt appartenait à la tribu de Lévi à qui un
certain nombre de fonctions avaient été réservées
à l'époque du temple.
Mains des Kohanim |
Aiguière des Lévites |
Les autres décors :
- Décors géométriques : de même
que dans d'autres cimetières, on trouve fréquemment à
Frauenberg des motifs décoratifs comme les rosaces ou les arcs.
La rosace évoque à la fois le symbole végétal
de la rose et celui de la roue ou du cercle. La rose symbolise la régénération,
la renaissance mystique, ce qui explique sa présence sur les tombes.
La roue, ou le cercle, symbolise les cycles, les recommencements, les renouvellements.
La rosace est donc le symbole de l'évolution de l'univers
et de la personne autour d'un centre immobile qui en est le principe
c'est-à-dire, dans un contexte religieux, Dieu. La rosace suggère
donc l'idée de résurrection.
L'arc est le symbole du destin. Image de l'arc-en-ciel,
dans l'ésotérisme religieux, il manifeste la volonté
divine elle-même. L'arc-en-ciel est chemin et médiation
entre l'ici-bas et l'au-dessus. Il est le pont entre l'autre
monde et le nôtre.
Rosace |
Arcs |
- Les décors végétaux : ils sont fréquents
et variés, mais leur nature renvoie toujours au symbole de l'immortalité
ou de la régénération cyclique ce qui suggère
l'idée de la survie de l'âme ou de la résurrection.
La couronne de lauriers : sa forme circulaire indique la
perfection et la participation à la nature céleste dont le cercle
est le symbole. La couronne est une promesse de vie immortelle. Ce symbolisme
de l'immortalité se retrouve dans le laurier lui-même qui,
comme d'autres plantes, reste vert en hiver.
Le lierre : vert en toute saison, il représente le
cycle éternel de la mort et des renaissances, le mythe de l'éternel
retour. Comme si elle voulait conforter ce symbolisme, la nature a, sur cette
stèle, mêlé la plante à son image gravée
dans la pierre.
La branche de myrte : son feuillage toujours vert symbolise
également l'immortalité ; mais à cela s'ajoute
son odeur agréable, symbole pour un être humain de bonne réputation.
Couronne de lauriers |
Lierre |
Branche de myrte |
Drapé |
- Rubans et drapés :
Les rubans sont généralement associés
à d'autres décors, en particulier aux couronnes qui indiquent,
comme nous l'avons déjà vu, la participation à
la nature céleste. La présence de rubans symbolise le lien qui
unit l'humain au divin, le terrestre au céleste, le mort aux
vivants. Sur la stèle ci-dessous, couronne et ruban sont associés
à un cœur. Le cœur peut, ici, être considéré
comme le symbole de l'amour, de la tendresse, de la féminité
: il s'agit, en effet, de la tombe d'une femme, Sara Cahn, originaire
de Bliesbruck et décédée en 1868.
Le drapé renvoie au symbole du voile qui sépare
deux mondes, le divin et l'humain. La mort lève ce voile et permet
à l'homme d'accéder à la connaissance de
ce qui jusqu'alors demeurait occulté. Dans cette même optique,
et dans une perspective plus juive, un voile séparait, dans le temple
de Jérusalem, le Saint du Saint des Saints, un autre le vestibule du
Saint. Seul le Grand Prêtre accédait au mystère suprême
et ce une seule fois l'an, pour obtenir le pardon du peuple, le jour
du Yom Kippour (jour du Grand Pardon).
Urne |
Croix directionnelle |
- L'urne : la présence d'une urne, à
priori donc d'une urne funéraire destinée à renfermer
les cendres d'un défunt, ne laisse pas de surprendre. En effet,
contrairement à d'autres pratiques traditionnelles, le judaïsme
condamne la crémation. Cette urne qui décore la tombe d'une
femme se rattache, ici, au principe féminin, ajoutant à la sécurité
de la maison le dynamisme de la fécondité. L'urne, en
effet évoque, par sa forme ronde ou carrée, la maison et la
vase d'où l'eau s'écoule pour féconder
les terres.
- La "croix" directionnelle : elle divise le cercle
en quatre, elle est l'intermédiaire entre le cercle et le carré,
entre le Ciel et la Terre. Mais le centre, dans lequel il n'y a plus
ni temps ni changement d'aucune sorte, est un lieu de passage ou de
communication symbolique entre ce monde-ci et l'Autre Monde. C'est
un point de rupture du temps et de l'espace, marqué ici par la
date (5656 soit 1896).
Photographies : © Mathieu CAHN